L'Homme au cigare

By any means possible

d'Lëtzebuerger Land vom 18.12.2003

C'était le film invisible. Ou au moins non-vu. Lors du premier Lëtzebuerger Filmpräis, en octobre dernier, le public était plus qu'étonné du palmarès, tout le monde s'attendait à ce que Le club des chômeurs, grand succès au box office, soit sacré meilleur film de l'année. Finalement, ce fut bien un Bausch qui remporta le premier prix, ex aequo avec J'ai toujours voulu être une sainte de Geneviève Mersch, mais un autre. Les gens se regarderaient, la question «mais c'est quoi, ce film?» dans les yeux. À part un public trié sur le volet lors de la première il y a un an, personne ne l'avait vu. Il vient - enfin! - de sortir sur DVD, avec la livraison annuelle des Films made in Luxembourg du Centre national de l'audiovisuel (CNA) pour le marché de Noël. Chacun peut donc désormais se rendre compte chez soi que la décision du jury était tout à fait juste: L'Homme au cigare est probablement le meilleur film d'Andy Bausch jusqu'à présent, certainement le plus intelligent.

Car au-delà du simple portrait du fondateur de la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, Fred Junck, L'homme au cigare est aussi un documentaire sur le renouveau de la cinéphilie au Luxembourg dans les années 1960-70, époque durant laquelle furent jetées les bases du paysage de cinéma que nous connaissons aujourd'hui. Car si l'«Utopia-mafia» des Jhemp Thilges, Joy Hoffmann et autre Nico Simon fêtent en ce moment le vingtième anniversaire de leur ancien garage au Limpertsberg, c'est aussi un peu la faute à Fred Junck.

«Ce qu'il a fait, c'était du harcèlement pur et simple,» s'insurge ainsi Joy Hoffmann dans son interview dans le film, et Jean Defrang, l'ancien projectionniste raconte les méthodes que lui et Fred Junck avaient inventées pour dégoûter ces jeunes fanatiques du Ciné-Club 80 de vouloir rester avec leur programmation au Vox, qui abrite toujours la Cinémathèque. «Fred n'était pas un conservateur, mais un collectionneur, tout ce qui l'intéressait, c'était d'amasser le plus de films possible,» continue Joy Hoffmann, et que même le fait de devoir les projeter l'ennuyait. Alors forcément, tous ces profs très pédagogues dans leur approche, c'était pas son genre.

Andy Bausch a réussi un film intelligent parce qu'il maîtrise son sujet à tel point qu'il évite les pièges du sentimentalisme mielleux et de l'hagiographie kitsch. Il a pris de la hauteur dans son approche. Bien qu'il ait eu beaucoup d'admiration et de gratitude pour Junck, il laisse aussi toute la place nécessaire à ses critiques ou ennemis de l'époque. Et il a gardé, voire même monté en parallèle (avec beaucoup d'humour), toutes les contradictions dans les affirmations des interviewés: Fred Junck avait-il grossi ou maigri durant son service militaire? Quel était son réalisateur ou son film préférés? Les opinions divergent.

Fred Junck, né en 1942, jeunesse à Paris, côtoie la nouvelle vague, devient ami avec Bertrand Tavernier, Barbet Schroeder, Eric Rohmer, fréquente ardemment la Cinémathèque française de Langlois, fait le mur pour y aller s'il le faut. Gagne 400000 francs luxembourgeois dans La tête et les jambes de Pierre Bellemare sur l'ORTF parce qu'il connaît toutes les réponses ayant trait au cinéma. Joue dans quelques films de ses amis. Revient au Luxembourg pour faire son service militaire. Travaille au ministère de la Culture, où il garde six sacs à patates pleins de films hérités de Philippe Schneider, qui ne l'intéressent pas. Lui, son truc, c'est Hollywood. Fonde, avec quelques copains, l'asbl Cinémathèque de Luxembourg, dévore les films, puis quitte les services de l'État pour rejoindre ceux de la commune, au service culturel, où il crée, en 1977, la Cinémathèque telle que nous la connaissons aujourd'hui.

«Un personnage wellesien, très baroque,» l'avait décrit, lors de la présentation du film, son successeur Claude Bertemes. Fred Junck était un épicurien, qui aimait le cinéma, les havanes, la bonne bouffe et le Ricard. Pour se procurer des bouts de films, il n'hésitait jamais pour emprunter des voies «moins bureaucratiques» comme il les appelait, presque de la contrebande. «J'ai une grande, grande admiration pour ce qu'il a fait,» dit son ami de toujours Bertrand Tavernier dans le film, et sa femme Anise se souvient qu'elle devait souvent cuisiner pour amadouer des directeurs d'autres cinémathèques pour faciliter des deals. Junck sauvait des copies de film de leur destruction, il disposait des moyens financiers nécessaires pour acheter tout ce qu'il voulait grâce à son administration communale. Lorsqu'il avait un film dans le nez, il y allait «by any means possible» comme le décrit l'historien de cinéma Uli Jung. 

Fred Junck était un homme excessif dans tous les sens du terme, avait un caractère difficile, «il était 'the man you love to hate'» le résume Jhemp Thilges, qui se livrait avec lui à des engueulades mémorables par articles de journaux interposés. C'était aussi un piètre cinéaste, de grivoiseries comme ce nullissime Topless Dancer tourné à Los Angeles et jamais montré, ou se faisant le thuriféraire de «grands hommes» comme Patton ou Schuman, des documentaires de commande. 

Pour L'homme au cigare, Andy Bausch ne manquait pas vraiment de matériel: extraits de films, interviews, photos, coupures de presse, images privées sont combinées et reliées grâce à de brèves séquences de docu-fiction, dans lesquelles un acteur au physique tout aussi impressionnant double Fred Junck, cigare au bec. Malgré toutes les appréhensions qu'on peut avoir vis-à-vis de cette technique, cela marche ici, tout se tient grâce à la musique de Serge Tonnar et surtout grâce au montage efficace de Misch Bervard.  Comme on en apprend toujours de l'histoire, on découvre par exemple aussi grâce à Andy Bausch que le dernier film dans lequel Fred Junck joua - et il y joua sa propre mort! - était un court-métrage intitulé Falstaff on the moon, en 1993. Son réalisateur n'était nul autre que Robinson Savary, qui, dix ans plus tard, tourne actuellement son premier long-métrage, Bye bye blackbird!, au Luxembourg.

Pour compléter votre cinéphilie ou votre «bauschothèque», le CNA sort en même temps une version restaurée de Troublemaker, ze film-culte luxembourgeois d'Andy Bausch, qui est sorti en 1987 déjà. Le plus beau bonus de ce DVD est un making of de 35 minutes, dans lequel Andy Bausch lui-même, le caméraman Klaus Peter Weber, le producteur Armand Strainchamps, les acteurs Thierry van Werveke et Nicole Max, ainsi que le musicien Guy Schmit se souviennent de leurs aventures dans la dèche financière la plus totale. Où chaque mètre de pellicule était considéré comme un trésor, lorsque le tournage dans la prison du Grund attirait d'anciens taulards, où tout ce qu'ils avaient comme nourriture était du Kachkéis et à boire soit du lait, soit de la bière. Et où personne ne pouvait garantir que les deux acteurs principaux allaient revenir sur le tournage le matin. Désopilant!

 

Andy Bausch: Troublemaker, version restaurée, en luxembourgeois sous-titré; produit par le Saarländischer Rundfunk et Visuals; bonus: One Reel Picture Show d'Andy Bausch, bande-annonce et surtout le désopilant making of; 24,90 euros. 

Andy Bausch: L'qouthomme au cigare, produit par Rattlesnake Pictures; version luxembourgeoise sous-titrée en français; bonus: Topless Dancers et L'Europe en marche de Fred Junck, interviews originales avec Bertrand Tavernier et Carl Davis; 19,90 euros. Les deux films sont distribués sous le label Films made in Luxembourg du CNA et peuvent e.a. être achetés en-ligne sur www.cna.lu.

 

 

 

 

josée hansen
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