Édito

Content matters

d'Lëtzebuerger Land du 07.09.2018

C’est bizarre d’exercer le métier de journaliste en ce début du XXIe siècle, où les médias ont été ébranlés par plusieurs crises économiques qui leur ont coûté la plus grande part de leurs revenus (d’annonceurs commerciaux, de lecteurs payants), faisant fondre les rédactions comme neige au soleil ; où la digitalisation implique une accélération de la production de contenus et une concurrence inouïe avec les réseaux sociaux ; où les populistes de tous bords, du président américain au policier en privé à Chemnitz, peut déclarer ennemis les journalistes qui rendent compte de la réalité, leur reprocher de produire des fake news et de mentir et où les enfants se rêvent un avenir en influenceur sur Youtube ou sur un blog. Dans cette époque pleine d’incertitudes sur l’avenir du quatrième pouvoir, pourtant essentiel en démocratie, la tribune de Sammy Ketz, publiée la semaine dernière par plusieurs médias français, rappelle deux ou trois évidences sur le métier. Ketz est le directeur du bureau de l’agence AFP à Bagdad, a suivi la guerre en Syrie et raconte à quel point son métier de reporter de guerre est devenu dangereux, engendrant des frais (de protection comme des voitures blindées ou des gardes du corps) que de moins en moins de rédactions peuvent payer, fermant bureau et laissant les populations concernées sans voix. Pourtant, écrit-il, témoigner des crises dans le monde est la fonction première de la presse. Il faut donc que ce travail, cet investissement puissent être financés.

Mercredi prochain, 12 septembre, le Parlement européen doit voter la directive européenne sur le droit d’auteur – vote reporté de justesse en juillet, sous la pression des géants du net, communément désignés par l’acronyme Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) – et Ketz implore les députés européens d’adopter cette directive. Ses articles 11 et 13 notamment, les plus contestés, impliqueraient la création de droits voisins des droits d’auteur, au profit des éditeurs (de journaux, de livres, de musique), et imposeraient aux plateformes de partage de négocier des accords de licence avec les ayants-droits (les sociétés de gestion des droits d’auteur). En amont du vote, de juillet comme de mercredi prochain, les députés sont bombardés de courriels – de l’ordre de dizaines de milliers de mails – d’organismes regroupant les intérêts des Gafa, criant à la censure ou mettant en garde contre une supposée menace sur la liberté d’internet. Or, il ne faut pas se leurrer : ce n’est pas d’idéologie qu’il s’agit ici, mais de gros sous. Personne ne veut censurer ou interdire, la directive introduirait seulement une redistribution plus juste des recettes. Car en 2017, Facebook a réalisé un bénéfice de 13,8 milliards d’euros et Google a engrangé 10,9 milliards. En volant le contenu des journalistes et artistes mis gratuitement en-ligne par leurs utilisateurs ou par eux-mêmes.

Au Luxembourg, traditionnellement rétif au droit d’auteur – les débats sur l’actuelle loi datant de 2001 furent des plus polémiques, comme si le droit d’auteur allait ruiner les coiffeurs et les matchs de football –, il n’y a eu aucune discussion publique sur la directive en amont du vote. Il aurait, explique Romain Jeblick, le directeur de Luxorr, contacté les six députés luxembourgeois au Parlement européen pour un échange de vues, sans aucun écho de leur part. Luxorr (Luxembourg Organization for Reproduction Rights) est une asbl qui gère les droits d’auteurs sur les textes et images et a signé plusieurs accords de reproduction avec les administrations et des institutions publiques ou privées (pour la reproduction d’articles dans les revues de presse par exemple). En 2017, elle a ainsi pu redistribuer 146 000 euros aux éditeurs de livres et 188 000 euros à la presse. Le compositeur Gast Waltzing fut cosignataire d’une tribune de musiciens français appelant au vote de la directrive en juillet, mais la Sacem Luxembourg est étrangement muette sur le sujet, tout comme le Conseil de presse ou les éditeurs. Or, sans le contenu généré par les artistes, les auteurs et journalistes, Internet ne serait constitué que de photos de chats et d’annonces publicitaires – et encore. Il serait temps de le reconnaître. Democracy dies in darkness affirme le nouveau slogan du Washington Post.

josée hansen
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