Mois européen de la photographie

Corps expérimental et corps futuriste

L’exposition de l’Emop au Luca
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 14.06.2019

Le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain prend à bras le corps le volet expérimental de l’Emop (European Month of Photography) 2019 et joue pleinement son rôle de « lab » sur le thème BodyFiction(s) de cette septième édition. Commençons par la BlackBox, où sont projetés trois films expérimentaux, sans perdre de vue le point de départ de cette édition : le selfie.

Orlan, dont on peut voir les magnifiques photographies où elle se met en scène sous la forme des stéréotypes d’une tête de de sculpture précolombienne, de maquillage tribal africain ou masque d’opéra chinois au Ratskeller du Cercle-Cité (voir d’Land 22/19), la pionnière du corps augmenté – Orlan est âgée aujourd’hui de 74 ans – se montre, dans la vidéographie La liberté en écorché (2013) pelée, en quelque sorte, toute de muscles et de tendons, débarrassée de sa peau, mais toujours munie de ses implants frontaux sous-cutanés, qui nous paraissaient néanmoins beaucoup plus convaincants quand elle promenait son corps hybride dans la réalité vraie des années 1980.

Smith (née en 1985) en revanche, plonge dans un monde « blanc » (asexué ?) avec Spectographies (2015). L’utilisation de la caméra thermique illustrant le contact physique entre des êtres sans identité définie, puisqu’imaginaires ou décédés. C’est onirique, spectral, tout le contraire de ce que l’on peut voir dans le troisième film, qui, tout en résumant le travail des deux premiers – corps augmenté, corps désincarné – montre la réalité d’une opération au bloc chirurgical qui rattrape la fiction. Da Vinci (2012) de l’italien Yuri Ancarini (né en 1972), au-delà du titre hommage au premier robot imaginé par le génie de la Renaissance, montre en effet une réduction de cellules cancéreuses de l’intestin telle qu’elle se pratique à l’aide de la technologie : la caméra, les pinces mécaniques qui coupent et qui cousent les circonvolutions intestinales, la texture de la muqueuse, soit le champ d’action intérieur d’une action dirigée du dehors par des médecins qui opèrent par écran et robot interposé. Comme on joue à un jeu vidéo à l’aide de manettes.

La couleur bleutée rend cet acte technique et vrai quasi irréel, aussi lointain et abstrait, alors que dans la VRBox du Casino, on plonge dans une expérience de réalité virtuelle (virtual reality, VR). L’idée de départ du scénario est celui de la perception corporelle altérée par une forte fièvre. Une expérience interactive que proposent Karolina Markiewicz et Pascal Piron : Fever. On a tous le souvenir, enfant, de cette sensation d’hallucinations, de déformations du corps dont les parties se détachent, grandissent, s’appesantissent. Une expérience spatio-temporelle où notre enveloppe corporelle est la membrane d’un étrange voyage. La main étant l’outil de préhension par excellence de l’être humain, c’est elle que Karolina Markiewicz et Pascal Piron ont choisi d’ouvrir, d’agrandir, de tourner, et au fur et à mesure qu’on la fixe (magie programmée de la VR), elle s’approche, elle se pixellise et le traverse (à voir jusqu’au 24 juin prochain ; Fever vient par ailleurs d’être sélectionné au VRArles Festival, à partir de début juin)

Mais c’est sans conteste au Fëschmaart que l’on verra l’exposition-phare de la cette édition d’Emop et ce, jusqu’au 29 septembre. Au Musée national d’histoire et d’art (MNHA), dans la fort reculée aile Wiltheim (on n’hésitera pas à demander son chemin au personnel du musée), comme au Ratskeller du Cercle Cité, le talent scénographique de Paul di Felice et Pierre Stiwer est que BodyFiction(s) se déroule et s’ouvre tel un éventail. On commence par le manifeste du selfie-fiction : le dehors le vêtement – qui recouvre le dedans – le corps nu – (Eva Schlegel), et le masque (Juno Calypso), suivi par deux univers vénéneux, l’un étant artificiel, rose et aseptisé à la Las Vegas (Juno Calypso toujours), l’autre, univers de fleurs, de fruits et de corps, sensuellement mélangés, très mûrs ou à la limite de la décomposition (Maisie Cousins). On retrouve Smith, que l’on a déjà découvert au Casino, mais son asexualité est ici habillée de tatouages, voire augmentée d’une redoutable arme de guerre.

Vient ensuite « le » cœur de l’exposition, avec diverses approches de la confrontation du « corps avec » : exceptionnels photomontages de Caroline Heider (Atelier D’Ora-Benda-Series), une succession de photographies de mode « augmentées » de pliages, de collages. Le jeu (doux et érotique) entre le corps et le tissu – cette fois un rideau – Drape d’Eva Stenman, la parure qu’est la chevelure est enfoncée comme un chapeau et cache entièrement le visage dans Faceless Meli, Faceless Dark, Faceless Self Portrait de Mira Loew. Ensuite, on s’intéressera à la version paradoxale de l’autoportrait sans tête : les terrifiants Hair Cut (au cuter) et Tomato (tête coupée) d’Izumi Miyazaki (découverte à feu la galerie Wild Project, rue Louvigny), ainsi que la lutte entre son grand corps d’ex-mannequin et l’espace tridimensionnel d’une petite pièce au plafond bas, de Claudia Huidobro. Un exercice photographique ritualisé chaque année (déjà vu à la galerie de Arendt House). Vient ensuite le rituel encore, mais façon stéréotype, sous la forme des portraits de famille type famille américaine idéale des années 1950 (série Traces), de Weronika Gesicka.

Une exposition de femmes donc, qui représentent les générations nées dans les années 1970, 1980 et 1990, comme encore Annelle Vandendael et ses portraits en maillots de bain pas seulement à la plage, mais aussi des situations au meilleur du surréalisme belge. L’exposition se termine avec l’électron libre Mike Bourscheid : photographies en danseur chaussé de chaussons roses, cadre en frou-frou de tulle. On laissera le visiteur deviner quel est l’accessoire de cette mise en scène burlesque You inheritated that from your father. We dance our name…

Le Luca, est, dans ce deuxième tour des expositions de l’Emop, le lieu le plus excentré, et pas seulement à cause de la situation géographique du Luxembourg Centre for Architecture, rue de l’Aciérie à Hollerich. Est-ce dû au choix de la curatrice de l’exposition État des lieux ? On verra de Sébastien Cuvelier deux photographies, dont l’une, frontale, montrant la densité de la ville asiatique (à la Stéphane Couturier, pionnier en la matière dès les années 1990), mais où on ne sent pas la promiscuité physique et les panoramas de Raoul Ries, qui rendent compte de l’état « objectivement » ghettoïsé des New Towns anglaises de l’après-guerre, sont totalement vides.

On ne manquera pas (jusqurau 26 juillet) de revoir la peau écaillée de la cage d’escalier de la maison bruxelloise construite par Henry Van De Velde en 1929 et laissée « en l’état d’œuvre d’art » par le collectionneur qui l’habite (Eric Chenal), ainsi que de voir ou revoir les charmantes fictions bâties dénichées par Andrés Lejona, enfin, les prises de vues pour le coup très architecturées, avec leurs couleurs basiques jaune, bleu et rouge, ces fondamentaux des Modernes, par Daniel Wagener. Immanquablement, en architecture, « bodyfiction » semble s’écrire « bodyfonction ».

Lieux d’exposition et durée des expositions sur www.emoplux.lu

Marianne Brausch
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