Groupe Editpress

La Chute de la maison Sold

d'Lëtzebuerger Land vom 21.06.2019

Lorsqu’en juin 2018, Jean-Lou Siweck débarque rue du Canal, il a des projets ambitieux : il promet tracer « la voie vers l’avenir digital ». Au sein d’Editpress, sa nomination au poste de directeur général est célébrée comme la venue du Messie : les stigmates de son limogeage au Wort par Luc Frieden, l’homme que la gauche aime haïr, sont encore frais. Un an plus tard, Siweck se retrouve à gérer le déclin d’un groupe de presse, dont il est devenu apparent qu’il n’est pas « too big to fail » et dont les armoires sont remplies de cadavres.

Très rapidement, l’ambiance se détériore. Le jour de son entrée en fonction, le Tageblatt publie une interview dans laquelle le nouveau directeur général déclare que « la ‘raison d’être’ d’Editpress, c’est l’existence du Tageblatt. Ce sont les racines historiques. Editpress a été développé en groupe médiatique pour que le Tageblatt puisse continuer à exister ». Des propos peu appréciés par les autres rédactions. Surtout que Siweck ne s’y montrera quasiment jamais, laissant les journalistes dans le flou total sur ses plans.

Quelques mois plus tard, une rumeur parcourt les rédactions d’Editpress : Jean-Lou Siweck serait candidat pour devenir directeur de Radio 100,7. Sa crédibilité s’en trouvera durablement abîmée. On commence à le surnommer Francesco Schettino, d’après le capitaine du Costa Concordia. Un doute s’installe : Et si la situation était encore pire que ce que l’on avait pu penser. Au début de l’année, Siweck commandite un audit financier auprès d’un Big Four. Puis engage Bob Bellion, issu de l’industrie du film (Delux Productions), comme nouveau « Group CFO », le chargeant de mettre de l’ordre dans la comptabilité et dans la gestion. Peu à peu, la situation financière d’Editpress, longtemps occultée par des transferts comptables intragroupe, se précise.

En mars 2019, le premier bilan consolidé d’Editpress, intégrant les pertes et dettes de la dizaine des filiales du groupe, est présenté aux membres du CA. Les administrateurs, habitués à ce qu’on leur peigne la situation en rose, sont sidérés. Un mois plus tard, Alvin Sold, l’ancien directeur général d’Editpress, qui avait continué à tirer les ficelles de la gestion financière bien au-delà de son départ à la retraite en 2011, démissionne de ses postes d’administrateur au sein d’Editpress. (Il avait été précédé par Paul Hammelmann, avocat et notable socialiste, qui avait quitté le CA peu avant lui.) Or, en mai, Sold réapparaît dans le conseil d’Edita, la société éditrice de L’Essentiel. Il y représente désormais les intérêts du groupe suisse Tamedia, qui détient la moitié de cette « cash cow ».

Légalement, les administrateurs sont pleinement et personnellement responsables. Or, au sein du CA d’Editpress, ils semblent avoir rempli le rôle de figurants, avalisant des bilans qu’ils ne comprenaient qu’approximativement et sur lesquels ils ne demandaient pas plus d’explications. Pourtant, le bilan 2017 indiquait déjà des dettes à hauteur de 18 millions d’euros, dont 10,5 avaient été contractées auprès des banques. En annexe du bilan, on peut lire que les contrats conclus entre Editpress et ses filiales « contiennent une clause de non-remboursement du principal jusqu’à retour à meilleure fortune de ces filiales ». À analyser les bilans de ces dernières, on mesure l’étendue de leur endettement vis-à-vis de la maison-mère : 3,8 millions d’euros pour Le Quotidien, 8,4 millions d’euros pour Espaces Médias, 750 000 euros pour la Revue, 2,4 millions pour Polygraphic, 550 000 euros pour Comed…

L’aspect le plus remarquable de l’histoire récente d’Editpress est probablement la passivité de Jean-Claude Reding, qui avait occupé la présidence du groupe de presse de 2012 à 2016. Contacté par le Land, il n’a pas souhaité faire de commentaire, pas plus que d’autres anciens leaders syndicaux, qui, eux, sont toujours membres du CA, comme Nico Wennmacher et Guy Greivelding. Alors même que les signes du déclin devenaient apparents, Reding ne réagissait pas ; pas plus qu’aux demandes de la délégation du personnel de le rencontrer. Peut-être fut-ce une manière d’honorer la mémoire de son mentor et prédécesseur John Castegnaro ? « Casteg » avait toujours fait confiance à « Alvin » ; pourquoi dès lors troubler la tradition de la bonne entente ?

Le principal critère à l’aune duquel l’OGBL semblait mesurer son groupe de presse était le niveau de sa servilité politique : Les communiqués syndicaux étaient-ils fidèlement repris dans les journaux ? Les grands entretiens avec le président de l’OGBL paraissaient-il régulièrement ? En 2017, la nomination à la tête du CA d’Editpress de Nico Clement, le lieutenant d’André Roeltgen, signalait que le syndicat comptait s’impliquer davantage sans trop exposer son président. Dans un appareil syndical dominé par les universitaires, Clement est un des derniers permanents directement issus du monde ouvrier. Il compte comme un président actif, travaillant en étroite collaboration avec le directeur général qu’il a recruté. (Clement n’a pas souhaité faire de commentaire.)

L’arrêt brutal du Jeudi a eu un effet de choc. D’autant plus que, peu de mois avant cette annonce, Jean-Lou Siweck avait encore imposé une nouvelle ligne à l’hebdomadaire francophone : moins d’actualité, plus d’articles axés sur les besoins des expats. La sentence de mort est communiquée le mardi 4 juin aux journalistes. Le lendemain, ils allaient assurer le bouclage du dernier numéro. Un enterrement sans cérémonie. Siweck avait pourtant proposé aux journalistes de continuer la publication jusqu’au jeudi 27 juin ; dépités, la majorité des journalistes s’y opposa.

Les douze salariés ont été mis en congé extraordinaire, en attendant que les négociations autour du plan social, qui ont débuté ce jeudi, aboutissent. D’une certaine manière, l’OGBL négociera contre l’OGBL. La délégation du personnel se fera assister par Pit Schreiner, un secrétaire central discret mais chevronné. « Il est hors de question que je fasse ee komeschen Deal, assure-t-il. Personne du CA d’Editpress ne me dira ce que j’ai à faire. » Interrogée sur Radio 100,7, Nora Back, la successeure désignée d’André Roeltgen à la tête de l’OGBL, évoquait « eng ganz ellen Decisioun » qu’Ediptress aurait été forcée de prendre pour consolider le groupe. Et d’ajouter, embarrassée : « C’est terrible pour ces gens… » L’interview se concluait par une quinte de toux.

Au lendemain de l’arrêt du Jeudi, plutôt que de rassembler et de calmer les troupes, d’expliquer ses choix et de donner une perspective, Siweck garde le silence. Cette maladresse a empoisonné l’atmosphère. Comme il y a eu, en outre, des licenciements très ponctuels mais très secs de cadres (remplacés par des recrues de Maison Moderne), le climat s’en retrouve alourdi, quasi crépusculaire. Siweck brise son silence lors d’une interview à Radio 100,7 dans laquelle il explique vouloir « concentrer l’énergie sur notre titre principal, le Tageblatt », un journal qui, d’après les sondages TNS-Plurimedia, a vu son lectorat se diviser par deux : de 16,4 pour cent de la population en 2006 à huit pour cent aujourd’hui. (Contre trente pour cent actuellement pour le Wort.)

L’arrêt du Jeudi marque la fin du règne de Danièle Fonck, la successeure et disciple d’Alvin Sold. Elle avait toujours chouchouté l’hebdomadaire francophone qu’elle considérait comme le projet prestige du groupe. Qui le lui rendait bien. Après son départ d’Editpress, Le Jeudi se remettait ainsi à publier les chroniques de son ancienne protectrice. Or, comme l’a détaillé Reporter.lu en s’appuyant sur les chiffres du Centre d’information sur les médias de Bruxelles, le tirage du Jeudi était gonflé artificiellement : plus de 15 000 exemplaires imprimés, pour 1 466 vendus (1 254 par abonnements et 212 en kiosque).

En train d’être démantelé par Siweck, le système hiérarchique mis en place par Sold/Fonck rappelle celui de la féodalité : Les protégés étaient tributaires de leurs protecteurs, les protecteurs comptaient sur la fidélité de leurs protégés. Bref, un imbroglio de rapports de dépendances mutuelles. Alvin Sold fut un homme de réseaux. (Contacté par le Land, il n’a pas souhaité faire de commentaires, estimant n’avoir « rien à voir avec la situation actuelle ».) Le self-made-man incarnait le mélange entre parti, syndicat, presse et monde des affaires. Sold, qui siégeait dans le très sélect conseil de la CLT et fut membre du Cercle Munster, est un produit du monde d’hier, celui du néo-corporatisme sur fond de boom offshore. Un déphasage qui devenait apparent au lendemain de Luxleaks. Dans un éditorial intitulé « Steuerhoheit = Kernfrage », Sold se livrait à un plaidoyer en faveur de l’optimisation fiscale (« ein verbrieftes Recht »), expliquant aux lecteurs du Tageblatt que l’argent des autres aurait permis de financer « eine beispielhafte Sozialpolitik » au Grand-Duché.

Mais Alvin Sold fut surtout un stratège avec une vraie vision industrielle. Nommé directeur du Tageblatt en 1977, à l’âge de 34 ans, il transforme l’outsider de la rue du Canal en puissant groupe de presse. Cet empire englobe trois quotidiens, deux hebdomadaires, deux stations de radio, une imprimerie à la pointe de la technologie, un « business call-center », deux régies publicitaires, deux maisons d’édition et une agence de communication. Sold gagne des parts de marché et capte une proportion toujours plus importante des aides à la presse. Il y réussira en gonflant la pagination de ses publications et en faisant entrer des capitaux français (Républicain Lorrain), belge (Roussel) et suisse (Tamedia) sur le marché luxembourgeois. Alors que les Éditions Saint-Paul allaient d’échec en échec (avec les disparitions de La Voix du Luxembourg, du Point 24 et de DNR), tout semblait réussir à Sold.

Mais cette lourde structure résista mal à l’érosion de la presse écrite, les pertes et endettements cumulés atteignant très rapidement des proportions très inquiétantes. Après Le Jeudi, la Revue et Le Quotidien sont les titres dont la situation est la plus précaire. La Revue garde un tirage payé relativement élevé (quelque 12 000 exemplaires), ce qui n’a pas empêché le magazine d’enregistrer une perte de 423 000 euros en 2017, qui viennent s’ajouter aux 1,3 million d’euros de pertes accumulées sur les dernières années. Comme vient de le révéler Reporter.lu, des personnes viennent d’y être licenciées pour raisons économiques. (Selon nos informations, il s’agirait de trois salariés : une graphiste, un journaliste et une personne travaillant dans l’administration.)

Le Quotidien est le résultat d’une alliance formée en 2001 entre Editpress et le Républicain lorrain. À la base de cette joint-venture, un gentlemen’s agreement : Les deux associés s’engagent à ne pas démarcher des publicités au-delà de leurs frontières nationales. Au moment où le Crédit Mutuel, actionnaire du Républicain lorrain, annonce supprimer 386 postes dans ses neuf journaux régionaux du Grand-Est, cet arrangement protectionniste pourrait sauver la mise au Quotidien. Car malgré des pertes cumulées de sept millions d’euros, malgré 5,6 millions de dettes et malgré la perte de quarante pour cent de ses lecteurs sur les dix ans dernières années, son existence garantit que L’Essentiel ne partira pas à l’assaut du marché publicitaire lorrain.

De la substance économique, il en reste pourtant. L’Essentiel et Eldoradio restent des affaires profitables. En 2016, le journal gratuit a versé un dividende de 700 000 euros, dont la moitié est encaissée par Editpress. Qui récupère également un quart des 660 000 euros de dividendes distribués en 2018 par Eldoradio. Enfin, il y a le patrimoine immobilier, en grande partie hypothéqué. Sur Radio 100,7, Jean-Lou Siweck expliquait que la vente ou la location des locaux du Jeudi, désormais vidés, « faisait partie des calculs ».

Le directeur général ajoutait qu’il faudrait surveiller que « les coûts restent en relation avec nos revenus ; ce qui signifie une adaptation permanente, respectivement une recherche permanente de nouveaux revenus ». Editpress risque de s’enfermer dans un cercle vicieux. Une cure d’amaigrissement des effectifs impactera la substance journalistique, qui seule pourrait encore convaincre les lecteurs à prendre un abonnement papier ou digital.

Il y a deux ans, Danièle Fonck avait prévenu que « l’augmentation du capital prévue et souhaitable n’a pas encore été réalisée en 2016 ». Or, objectivement, ni l’OGBL ni le Landesverband – qui, via la Centrale du LAV et la Coopérative Casino syndical Luxembourg, détiennent 61 respectivement 17 pour cent d’Editpress – n’ont encore besoin de la presse imprimée pour diffuser leurs messages. Les syndicats semblent indécis quant au rôle qu’ils peuvent ou qu’ils veulent encore jouer dans le paysage médiatique du XXIe siècle. En attendant, le destin du Tageblatt, depuis un siècle l’organe du mouvement ouvrier, se retrouve entre les mains des banques.

Bernard Thomas
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