Electric Theatre, René Leclère, Philippe Schneider, Little Big One

Il est un petit pays qui n'a partout que des amis

d'Lëtzebuerger Land du 09.03.2000

Le folklore est éternel. En visionnant d'affilée les quatre films qui viennent de sortir sur un siècle de cinématographie au Luxembourg, on a l'impression que seuls les cinéastes, leur approche et la technique ont changés, mais guère le pays dans lequel ils ont travaillé : pittoresque, naturel, historique, patriotique, monarchiste, féerique, idyllique, catholique. Presque bigot d'ailleurs : un des premiers sujets qu'il importait à un cinéaste de filmer - en l'occurrence Wendel Marzen, au tournant du XIXe siècle - fut la procession dansante d'Echternach. Cent ans plus tard, cette même procession, quasi identique, fut le thème central d'un autre documentaire édité dans la série Films made in Luxembourg (Tanzende Pilger). Tout se passe comme si les cinéastes essayaient, en vain, d'animer l'immuable.

Regardons par exemple Il est un petit pays de René Leclère, datant de 1937 : celui que notre « Evy Friederich 2000 », l'historien du cinéma Paul Lesch, désigne comme pionnier du cinéma luxembourgeois, y déborde de créativité dans la recherche de ses cadrages, de son approche, pour finalement montrer un pays de cocagne, où tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Le plus étonnant dans la forme de ce film de propagande touristique est le récit-cadre, l'angle d'attaque : Leclère introduit son sujet par un speaker de radio qui vante le mérites du pays dans lequel il va aller se promener avec une jolie femme en voiture. Radio Luxembourg n'émet alors que depuis quatre ans, filmer sa technique, son fonctionnement, est alors réellement avant-gardiste. Leclère transposera dans toute son oeuvre sa fascination pour la technique et la mécanique, les signes extérieurs du progrès. 

Il est un petit pays était une commande du gouvernement luxembourgeois pour sa participation à l'Exposition mondiale de Paris en 1937, et le but était alors de « fournir une preuve décisive de sa triomphante vitalité ». René Leclère montre le pays qu'on voit lorsqu'on le traverse en voiture, sa recherche d'une narration originale n'a d'égal que la recherche visuelle : angles sophistiqués, cinéma dans le cinéma - la séquence impressionnante à la Schueberfouer - compositions futuristes, presque abstraites des images sur l'industrie luxembourgeoise... Visuellement, c'est un chef d'oeuvre. 

Méticuleux, véritable Sherlock Holmes de l'histoire du cinéma, Paul Lesch a fait une recherche importante sur le travail, le personnage et l'époque de René Leclère. Le résultat a paru en livre, un brin hagiographique. Paul Lesch y rassemble des informations sur Leclère, sa vie son oeuvre, et tous les acteurs qui l'entourent, ses amis de La Mansarde avec lesquels il faisait du cabaret vers 1915, ses amis footballeurs et bien sûr les acteurs et techniciens de cinéma : le compositeur Ray Ventura, l'actrice Micky Damrémont, puis les Luxembourgeois Léon Moulin et Hary Haagen, le chef opérateur Marcel Grignion, l'ami critique et collaborateur Evy Friedrich, l'oncle Emile Mayrisch. Puisque le livre est composé comme un collage de petites rubriques - très à la mode et pas forcément plus lisible - on apprend en même temps beaucoup de choses sur ces intervenants. Pour cela, le travail de Lesch est le plus didactique.

Parfois le hasard fait bien les choses. Tout se passe effectivement comme si le Centre national de l'audiovisuel avait organisé la sortie presque synchrone de quatre documentaires sur l'histoire du cinéma luxembourgeois pour son dixième anniversaire. Les cassettes d'Electric Theatre d'Andy Bausch, sur les vingt premières années du cinéma au Luxembourg, puis le coffret comportant le livre de Paul Lesch plus une cassette vidéo avec les principaux documentaires de René Leclère (années 1930 à 1950), le documentaire Philippe Schneider, de Mann mat der Kamera de Tom Alesch (années 1950 à 1970) et celui de Pascal Becker, Little Big One, monté à partir d'images d'amateurs, procurent une idée assez complète de l'évolution du « film luxembourgeois » . Pour autant qu'il existe. 

On constate par exemple de manière assez flagrante que les cinéastes luxembourgeois sont plus fanatiques de recherche formelle, visuelle, que de fond. En 1930, alors qu'il habite à Bruxelles, René Leclère tourne bien un film de fiction, intitulé Un clown dans la rue, avec Marcel Roels et Micky Damrémont, qui raconte « la pathétique histoire d'un pitre amoureux » (Cinéo) et qui, selon l'opinion des critiques que Paul Lesch a retrouvées, fut un chef d'oeuvre, mais le film a disparu. 

Philippe Schneider, quant à lui, termine sa carrière avec un « grand » film de fiction, intitulé Martha et l'amour, ou L'amour oui... mais, ou encore Sekretärinnenreport 2, un indicible navet à la sauce érotique, qui a ruiné son image de propagandiste recommandable et recommandé. Tom Alesch - qui est cinéaste, alors que Paul Lesch est avant tout historien - raconte l'histoire de Philippe Schneider par un film, monté comme un joli conte de fée. L'incomparable voix de Ger Schlechter en conteur fonctionne d'ailleurs très bien sur les images douceâtres de Philippe Schneider. Comme une note ironique, une distanciation, un commentaire du réalisateur. 

Car sinon, tout serait trop beau dans cette ascension du garçon né en 1908 à Wiltz, qui s'est passionné très jeune pour le cinéma et a en plus réussi à convaincre le gouvernement, par le biais de son service de presse, d'investir en films de propagande. Sa carrière a véritablement débuté avec Pour la liberté (1946), un film ultra patriotique vantant le courage des Luxembourgeois durant cette période reconstruction. Puis suivent des films primitivement panégyriques de toutes sortes de produits qu'il fallait vendre, que ce soit le Grand-Duché et son industrie touristique (souvent) ou les produits des annonceurs, comme les belles publicités pour le détergent Roboto, la bière luxembourgeoise (René Leclère avait déjà fait un « spot » pour la bière, intitulé Garçon... un bock !, en 1938), les cigarettes Kent, le savon Cristal Citron ou la limonade 7Up. 

Ses deux filles, Marianne et Nicole, alors recrutées comme actrices, sont les principaux témoins de Tom Alesch. Qui, pour avoir un contre-poids, a demandé au journaliste Jean-Marie Meyer d'intervenir - pour prouver que Meyer est le démystificateur, Tom Alesch le filme dans les casemates, c'est un peu gros. Parce que l'ancien rédacteur en chef du Land n'y va pas avec le dos de la cuillère, mais accuse franchement Schneider d'avoir été un opportuniste sans scrupules, le résultat étant des films qui mélangent « du patriotisme à trois sous et du kitsch éclatant ». Quelques scènes auparavant, l'ancien voisin de Schneider, Albert Dumont, aura rappelé que le cinéaste avait fait fortune durant la guerre en vendant des fripes aux Allemands, ce qui ne le rend pas vraiment plus sympathique.

Dans ses films, Schneider a lui aussi montré un Luxembourg idyllique, féerique avec des habitants optimistes, travailleurs, une industrie florissante - l'Arbed, la Good-Year, Villeroy et Boch - un système social efficace basé sur la solidarité, une dynastie aimée par le peuple. Little Big One est le regard de ce même peuple - ou de sa classe aisée, celle qui avait l'argent pour se payer le matériel nécessaire pour filmer - sur son pays, un siècle d'image amateurs monté par le journaliste Pascal Becker (pour la critique du film, voir d'Land 53/99). Il est flagrant que chez Becker, comme déjà chez Schneider et Leclère, et même Andy Bausch, le monde politique est complètement absent, au moins au premier degré. Comme si c'était sale de parler des hommes et des femmes politiques, comme si le Luxembourg était régi par la providence et la maison grande-ducale. Seule trace de propagande de politique politicienne : en 1958, Philippe Schneider tourna Droit au soleil qui vante les avantages du système social luxembourgeois (gouvernement PCS/POSL, sous Joseph Bech).

Le dernier film dans la série à avoir été présenté est le court-métrage d'Andy Bausch, Electric Theatre, sur les débuts du cinéma au Luxembourg, les premières projections dès 1896, un an après l'invention du cinématographe par les frères Lumière. « Le cinéma n'était pas l'invention d'un seul, mais d'une époque, d'une ère, » fait-il dire par Camillo Felgen. En manque d'images - seules quelques séquences ultra-connues, comme celles des frères Lumières tournées en 1899 à la fabrique de champagne Mercier, ou encore la comédie slap-stick L'arroseur arrosé - Andy Bausch a opté pour un docu-fiction. Un documentaire basé sur la reconstitution de scènes et de personnages dont il a seulement retrouvé une trace écrite (probablement surtout dans le livre de Lebende Bilder de Norbert Etringer, ISP, 1983). 

Le résultat est un produit hybride, douteux, qui zigzague entre documentaire historique et fiction, entre images réellement vieilles, d'autres reconstruites puis traitées pour faire vieilles et des entretiens nouvellement filmés et en couleur avec des musiciennes de cinéma. Il faut dire que les séquences reconstituées sont très réussies dans leur forme, mais leur montage-collage n'est pas très scientifiquement correct, les manipulations pas toutes désignées comme telles. 

Ce n'est d'ailleurs nullement l'intention d'Andy Bausch. Comptant parmi les pionniers de la petite industrie contemporaine du cinéma luxembourgeois, le réalisateur de Troublemaker voulait surtout rendre hommage à ses prédécesseurs d'il y a un siècle. Bausch n'est pas un historien ou un chercheur, mais un cinéaste, un amuseur qui veut surtout distraire son public et travailler avec des gens qu'il aime bien. Electric Theatre risque d'atteindre son but, comme Andy Bausch sait en plus s'entourer de ses amis acteurs (Thierry van Werveke, toujours), musiciens (André Mergenthaler) et techniciens qui, tous ensemble, risquent d'en faire un succès populaire. C'est aussi une image du cinéma luxembourgeois.

Le titre est la première ligne de la chanson-titre de Il est un petit pays de René Leclère, chanson dont les paroles ont été écrites par Jean Féline.

 

Références :

 

Andy Bausch : Electric Theatre, Zäitreesen, Rattle-snake Pictures 2000, 91 minutes, luxembourgeois, contient aussi le Making of du film intitulé In the Kingdom of Shadows, plus Letters Unsent, 1996, et One Reel Picture Show, 1984, 650 francs

Paul Lesch : René Leclère, pionnier du cinéma luxembourgeois, sept films documentaires sur le Grand-Duché de Luxembourg 1937-1953, CNA 1999, 125 minutes, français ; vendu en coffret avec le livre (ISBN 2-919873-12-1), 950 francs ; la cassette seule vaut 650 francs.

Tom Alesch : Philippe Schneider, de Mann mat der Kamera ; CinequaSi/ CNA 1999, 48 minutes, luxembourgeois, 650 francs

Pascal Becker: Little Big One, CNA/ RTL, 52 minutes, luxembourgeois, 750 francs.

Tous les films sont distribués dans la série Films made in Luxembourg du CNA et disponibles aux points de vente habituels.

 

josée hansen
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