Réforme de la grille horarire du cycle supérieur

Picsou l'inculte

d'Lëtzebuerger Land vom 05.07.2001

Le maire se prépare à l'arrivée du Musée d'art moderne. Interrogé par le critique gastronomique du city guide Explorator (éditions mké, juin 2001) sur le « scandale » Gëlle Fra bis, Paul Helminger (PDL) explique qu'il profite de ses voyages à l'étranger pour aller voir les « choses comme ça » dont sera rempli le futur Mudam, cet « art que l'on doit expliquer pour voir si c'est de l'Art ». Puis raconte ses souvenirs de touriste culturel : « Quand vous voyez dans un coin un porte-bouteilles qu'on aurait pu acheter chez Neuberg, avec un petit écriteau : 'This is a Work of Art because it is in a museum' (rires) il faut se rendre compte que nous vivons dans un monde où un peu de provocation, un peu de paradoxe, font partie de la vie et il vaut mieux apprendre à vivre avec. » 

Que le maire préfère acheter dans les commerces de sa ville l'honore, mais en l'occurrence, le porte-bouteille en question est probablement un des premiers ready-made de Marcel Duchamp, comme le célèbre pissoir Fountain ou la roue de bicyclette montée sur un tabouret, et date du milieu des années 1910. Il a donc plus de 90 ans, Duchamp continue à fortement influencer tout l'art contemporain jusqu'à aujourd'hui, interrogeant le statut de l'oeuvre d'art, le geste du créateur depuis la reproductibilité technique des oeuvres, le pouvoir des institutions aussi. Des banalités, mais visiblement, au Luxembourg, toutes ne sont pas connues, cela peut être dû à l'absence d'une université, d'un débat public sur l'art, à l'offre très sélective d'informations sur les arts plastiques dans les médias ou à la formation dans les écoles... Toujours est-il que le citoyen « aisé » luxembourgeois ne semble pas compter les arts plastiques parmi les savoirs nécessaires pour bien vivre. 

Quelle culture générale voulons-nous ? La question de société, malheureusement, est devenue guerre des tranchées depuis la publication de la proposition de réforme de la grille horaire du cycle supérieur de l'enseignement classique, par une lettre du ministère adressée aux directeurs de lycée le 26 avril dernier. Car la réforme est radicale, les coupures dans les matières considérées comme ne faisant pas partie du core business, des matières de spécialisation d'une section dans les trois dernières années, sont brutales. Ceux qui souffrent le plus, ce sont les enseignements humanistes, que ce soient l'éducation musicale ou les arts plastiques. « Ce qui nous choque avant tout, explique Christian Schaack, président de l'Association des professeurs d'éducation artistique (APEA), c'est le manque de vision derrière cette réforme. On a simplement coupé tout ce qui semblait être en trop pour alléger les programmes. » Dans ce cas de figure, à l'exception des sections artistiques, aucun étudiant luxembourgeois ne ferait plus connaissance de Duchamp.

Bien pire encore : l'histoire, matière généraliste s'il en est, interdépendante avec toutes les autres. Dans quatre des sept sections de spécialisation, l'enseignement de l'histoire serait carrément aboli en classe de première. C'est l'année durant laquelle la deuxième partie du vingtième siècle est traitée, rappellent les enseignants d'histoire dans une lettre ouverte à la ministre, l'année durant laquelle on aborde la deuxième guerre mondiale, l'holocauste, la guerre froide, le début de la construction européenne... tout ce qui jette les bases de la société actuelle. Comment demander aux jeunes de devenir des citoyens responsables, de voter en âme et conscience lors de leur première participation aux élections, si l'école publique ne leur procure plus la connaissance minimale pour pouvoir juger si un dauphin est vraiment un programme politique viable ? Lady Rosa a prouvé, si besoin en restait, à quel point la société luxembourgeoise manque d'instruments pour lire à la fois l'art et l'histoire. 

« Donner à nos jeunes à la fois des racines et des ailes » promet le slogan du Lycée Aline Mayrisch, fleuron de la politique d'éducation libérale. La ministre Anne Brasseur est sous pression, son parti aurait gagné les élections non seulement grâce à la fonction publique mais aussi grâce à la grande offensive pour l'éducation promise comme une des priorités de son parti, avaient conclu les analystes du CRP Gabriel Lippmann dans leur étude sur les élections législatives de 1999. 

Visiblement impressionnée par les malaises de l'école publique luxembourgeoise, par le taux d'échec et les carences matérielles et en personnel, la ministre tente de jouer les pompiers. Et veut tout recommencer à zéro, essayer de donner aux élèves des bases solides - lecture, écriture, calcul, la formule fait florès. Pour elle, les choses de l'esprit ne semblent pas primordiales - n'était-elle pas, du temps de son mandat parlementaire, une fervente opposante au Musée d'art moderne et à la Radio socioculturelle ? Seule semble compter une meilleure adaptation de l'école aux besoins de l'économie.

Une attitude qui pourrait sembler louable, préparer les élèves non seulement à l'université mais aussi à la vie professionnelle après le bac étant en soi plutôt positif. Si ce n'était que les chasseurs de tête et les patrons attachent eux aussi de plus en plus d'importance à la culture générale lors d'entretiens d'embauche. Les bacheliers luxembourgeois affirmeront-ils alors que Mozart était un chocolatier, Beethoven un chien dans un film américain et Picasso une voiture française ? Les revendications des enseignants de musique, d'arts plastiques et d'histoire, au-delà de la défense de leur métier, sont donc aussi utilitariste - pour les élèves.

Même si, dans cette consultation de la base des enseignants, Anne Brasseur a réussi à jouer les corporatismes les uns contre les autres, le débat étant divisé entre ceux qui sont satisfaits - sciences naturelles en majorité, mathématiques, sciences économiques, certaines langues - et ceux dont les matières sont radicalement amputées dans certaines sections. Les enseignants d'histoire, visiblement les plus politiques, furent les premiers à déclarer ouvertement leur solidarité avec les collègues des autres branches. Ce qui aide à fermer les rangs.

La valorisation des cours de religion ou d'enseignement moral et social par l'attribution d'un coefficient est un élément de plus d'une réforme finalement très idéologique. Dans une école laïque, les valeurs morales découleraient tout naturellement des enseignements des autres matières, que ce soit l'histoire, les sciences naturelles, l'économie (dans le meilleur des cas), la philosophie et même la musique et les arts plastiques. Les enseignants d'arts plastiques, eux, ne cessent de rendre attentif à l'aspect créatif de leurs cours, procurant aussi aux élèves les instruments intellectuels pour décoder le monde visuel qui les entoure, pour ensuite s'exprimer individuellement avec les outils ainsi acquis.

L'orientation générale de cette réforme, que les syndicats fustigent comme étant d'un esprit rétrograde, est d'autant plus paradoxale qu'en l'espace d'une dizaine d'années, le Luxembourg commençait à rattraper le retard accumulé en plusieurs générations en matière de politique culturelle. Côté investissements en infrastructures d'abord, par la construction d'un musée d'art moderne, la rénovation du musée national d'histoire et d'art, la construction de la salle philharmonique, le musée de la forteresse, le centre de rencontres Neumünster etc. Côté stratégie ensuite, par la reprise de l'Orchestre philharmonique du Luxembourg, la réforme de la loi sur l'enseignement musical, l'introduction d'un statut de l'artiste et le fameux un pour cent culturel qui en découle, l'adoption puis le prolongement d'une loi sur les certificats aux investissements audiovisuels ou un redressement en dernière minute du projet de réforme des droits d'auteurs.

Car il ne faut pas se leurrer, la culture est aussi un débouché économique, non seulement comme réservoir d'emplois direct, mais aussi pour tous les secteurs qui, de près ou de loin, peuvent en profiter, comme le tourisme, la restauration, l'artisanat... Pour le désormais célèbre programme e-Luxembourg, ne faut-il pas aussi tabler sur la culture visuelle, qui permettra à tous ces futurs patrons de start-ups de créer des pages web non seulement fonctionnelles mais aussi esthétiques ?

Les partis politiques commencent à être sensibilisés à la question fondamentale de cette réforme. Avant qu'elle puisse être adoptée pour la rentrée 2002/2003, une grille définitive devrait être présentée à la rentrée de septembre prochain, son exposé des motifs devra passer par le parlement. Les enseignants lésés se préparent à une rentrée très chaude. Si jamais leurs revendications n'étaient pas entendues.

 

À ce sujet, voir aussi notre article « Voltaire vs Bill Gates » paru dans le Land 25/01, toujours disponible en ligne dans le dossier Éducation sur www.land.lu

 

josée hansen
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