Entretien avec Edmond Toussing, directeur-général de l'EPT

Le maître de la boucle locale

d'Lëtzebuerger Land vom 29.06.2000

Dans le « brave new world » des télécommunications, peuplé d'optimistes visionnaires, Edmond Toussing, le directeur général de l'Entreprise des postes et télécommunications (EPT), reste un cas à part. N'ayant guère confiance dans les « gourous » du secteur, il préfère rester prudent sur les perspectives de l'activité la plus rentable de son entreprise. Il n'est pas moins hanté par l'éternel risque, d'un côté, de chasser chaque mode éphémère et, de l'autre, de ne pas avoir su reconnaître une tendance fondamentale à temps. 

En 1999, l'EPT s'en est sortie plutôt bien. En dépit de prix en baisse, l'ancien monopoliste a réussi à accroître son chiffre d'affaires encore de 1,5 pour cent dans les télécommunications à 12,4 milliards de francs. La marge brute reste de même impressionnante avec 34 pour cent, un record européen. Comparé à d'autres opérateurs historiques dans les pays voisins, l'EPT n'a donc pas à se plaindre.

Il est vrai aussi que le Luxembourg n'est pas encore aussi avancé que d'autres pays dans la libéralisation. Mais aussi que bon nombre d'opérateurs internationaux n'ont pas attendu le 1er juin 1998 pour devenir actifs sur le juteux marché du Grand-Duché. Il est en tous les cas encore bien trop tôt pour crier victoire à l'Hôtel des postes. 

Dans sa stratégie pour les années à venir, l'EPT reste plutôt traditionaliste. On croit certes dans une croissance continue des communications mobiles et on sera, dans cette logique, candidat à une licence UMTS, considéré comme le successeur du GSM. L'EPT sera pour le reste fidèle à son réseau fixe. Ni les satellites, ni la boucle locale radio, ni l'utilisation du réseau électrique ne peuvent vraiment l'intéresser. Il est vrai que ce sont en premier lieu des technologies qui ne font que double emploi avec le réseau téléphonique de l'EPT.

Edmond Toussing observe d'ail-leurs avec une certaine déconcertation  l'ardeur avec laquelle certains opérateurs alternatifs mettent en place des réseaux concurrents : « Nous offrons aux opérateurs l'accès à nos infrastructures à des prix intéressants d'un point de vue commercial. Ils feraient mieux de se concentrer sur leurs services que de dépenser leurs énergies en creusant un réseau parallèle au nôtre. » Force est toutefois de constater que la concurrence n'est pas prête à signer cette déclaration, notamment en ce qui concerne l'aspect du prix.

Face à la prédiction d'une véritable explosion des besoins de télécommunication dans la « nouvelle économie », Edmond Toussing reste serein. À ses yeux, ce ne sont pas les capacités de transmission qui poseront problème mais les applications. Jusqu'ici, les technologies de transmission ont toujours avancé plus vite que les applications. Et à une époque où on peut faire passer jusqu'à un terabit par seconde - l'équivalent de 17 millions de lignes ISDN - sur une simple paire de fibres optiques, il n'est pas prêt à changer d'avis.

Si l'EPT ne se prépare donc pas explicitement à cette nouvelle aire des télécommunications, ce n'est pas dire que l'entreprise publique n'est pas prête. Elle dispose en effet de quelque 1 600 km de fibres optiques au Luxembourg et en pose systématiquement de nouvelles dans le cadre des travaux d'entretien de son réseau. Surtout les immeubles commerciaux sont ainsi souvent équipés de fibres optiques alors que pour les clients résidentiels, il n'est pas rare qu'elles soient déjà tirées jusqu'au coin de la rue.

Le réseau local reste la principale force de l'opérateur historique. Alors qu'au niveau international, il existe aujourd'hui d'importantes surcapacités, ce sont surtout les boucles locales qui font la différence. Ce n'est donc pas un hasard que ses concurrents reprochent à l'EPT d'abuser de sa position pour leur interdire l'accès à certains marchés en dépit des règles de la libéralisation. 

Cette situation - prix bas à l'international mais pas vraiment d'alternative au niveau local - permet d'ailleurs à l'EPT de tenir front aux grands opérateurs internationaux. Même si le tassement des prix de vente de l'EPT est loin d'être compensé par la baisse des prix d'achat sur le marché international. Ce dernier est cependant suffisamment important pour que l'EPT, qui est copropriétaire de certaines infrastructures au-delà des frontières, préfère par moments acheter des capacités chez d'autres opérateurs plutôt que d'utiliser les siennes.

Face aux besoins accrus et aux demandes évoluées, notamment en ce qui concerne l'accès à Internet, l'EPT prévoit de lancer de nouveaux services. Les lignes ADSL - permettant une connexion à Internet jusqu'à 1 Mb/s (seize fois l'ISDN) - seront ainsi commercialisées plus agressivement à partir de septembre, même si la demande est jusqu'ici (le service existe dans une phase de test seulement à Luxembourg-ville) restée décevante. L'EPT réfléchit aussi à de nouvelles formules de prix flat fee ou near flat fee pour les internautes. 

On peut de même s'imaginer que l'offre d'accès à Internet par les câblo-distributeurs pourrait accélérer des produits de connexion permanente au Net à travers les lignes ISDN. Il sera de même intéressant de voir le rôle que joueront dans la commercialisation de nouveaux services Mobilux (filiale à cent pour cent), CMD (qui sera repris à 80 pour cent par l'EPT) et Visual Online (l'EPT y a pris une participation majoritaire). 

Les perspectives pour les activités de télécommunication de l'EPT ne sont pas toutes roses pour autant. Toujours très dépendante des revenus des communications internationales - toujours de quelque cinquante pour cent contre 67 pour cent il y a quelques années - l'opérateur historique doit continuer à trouver la bonne balance entre d'un côté la baisse de ses tarifs pour rester compétitif et de l'autre des prix assez élevés pour rester profitable. Edmond Toussing estime la part de marché des opérateurs alternatifs sur le marché des appels internationaux à quinze pour cent. Dans la communication mobile, Tango est arrivé à quarante pour cent des abonnés. Les services vo-caux représentent quelque soixante pour cent du chiffre d'affaires de l'EPT.

Dans le transport de données et surtout les lignes louées internationales, il existe déjà une forte concurrence qui a d'ailleurs tendance à augmenter encore. La baisse de la part de marché des P[&]T n'est cependant pas nécessairement synonyme de baisse de chiffre d'affaires puisqu'il s'agit d'un marché bénéficiant d'une forte croissance. L'EPT est en tous les cas décidée à se battre pour ses clients. Et même si l'opérateur national ne dispose pas des mêmes infrastructures internationales que certains de ses concurrents, il estime néanmoins être à même d'offrir des solutions intégrées à des prix intéressants grâce aux sur-capacités internationales.

Sur un marché en pleine croissance, il n'est plus nécessairement possible d'identifier la situation commerciale de l'EPT avec ses parts de marché. La qualité du service, la flexibilité des équipes commerciales et techniques joueront un rôle primordial. Mais ce sera en partie aussi un choix entre d'un côté les parts de marché et de l'autre côté les marges. Sur certains marchés, comme les services de réseaux privés pour des multinationales, l'EPT n'est ainsi pas présente. Elle a préféré créer une joint-venture avec l'opérateur international Infonet. Ce type de choix illustre en même temps qu'aujourd'hui l'EPT réfléchit en tant qu'entreprise à part entière et que le gouvernement aurait tort de confondre le développement de l'entreprise publique avec une politique des télécommunications. 

 

Jean-Lou Siweck
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