L'abonné à droit à une facture détaillée

Facture détaillée, made in Luxembourg

d'Lëtzebuerger Land du 13.02.2003

Le mérite des textes officiels est que l’on peut y lire et relire ce qui a été retenu, le désavantage en est qu’il est parfois difficile de comprendre ce que les écrits veulent dire. En fait le français des textes de loi est souvent très différent de celui défendu par l’Académie française, raison pour laquelle le commun des mortels recourt à un avocat chaque fois qu’il a besoin d’une interprétation, terme clé tout au long de cet article.
De paire avec la libéralisation des télécommunications, Bruxelles a voulu introduire une certaine transparence pour le consommateur. Celui-ci devrait disposer de tous les éléments nécessaires pour contrôler et, le cas échéant, adapter sa consommation. Ainsi la directive européenne visant la libéralisation dans le secteur des télécommunications prévoit une facturation détaillée gratuite pour le client afin de lui permettre de retracer ce qui amène le chiffre figurant en bas de facture.
À la veille de l’entrée en vigueur des textes relatifs (loi du 21 mars 1997 et règlements d’applications y afférent), l’Entreprise des postes et télécommunications (EPT) se voit dès lors confrontée à un problème qui dévoilera toute son ampleur dans la débâcle que connaîtra Tango une année plus tard.1 En effet, au début des années 90 il était impossible de facturer le client sur base de l’usage réel, les appels passant sur une même centrale de commutation.2
Intervient l’interprétation: le «règlement grand-ducal du 22 décembre 1997 fixant les conditions du cahier des charges pour l’établissement et l’exploitation de réseaux fixes de télécommunications et de services de téléphonie» stipule en effet que le service de téléphonie comprend entre autre «une facturation suffisamment détaillée, sous réserve du droit de la renonciation par l’abonné à son droit à cette facturation suffisamment détaillée».
En clair l’abonné a droit à une facturation détaillée sans pour autant devoir payer un supplément, celle-ci lui parvient d’office sauf s’il y renonce. Evidemment l’EPT joue le jeu du monopoliste et base son interprétation sur le terme «suffisamment», alors défini nulle part. Les discussions continuent derrière les coulisses, animées et sous les impulsions des opérateurs alternatifs. Parlant justement d’impulsions, il faudra attendre quatre ans avant que l’ex-monopoliste n’abandonne ce mode de facturation archaïque en date du 1erjuillet 2001. Ce n’est qu’à partir de cette date que l’entreprise remplace sa facturation estimative d’antan par une facturation réelle à la minute... mais toujours pas détaillée.
Pour ce service (défini comme étant supplémentaire dans le vocabulaire de l’EPT), le client doit toujours payer 2,56 euros par mois, pour autant que le détail ne s’étale pas au delà de dix pages. Toujours dans son propre vocabulaire, l’EPT traduit «suffisamment» détaillé par l’énumération du nombre d’appels réalisés, de certains services spéciaux et du prix total. Du point de vue de l’EPT ce comportement est parfaitement compréhensible. Evidemment l’introduction d’une facturation détaillée systématique pour les clients constitue pour l’entreprise un risque et une perte.
Un risque, car éviter les difficultés connues par Tango n’est pas évident vu l’effort logistique nécessaire. Une perte (modique) de recettes couronnée d’un plus de dépenses lorsqu’il faudra, systématiquement et pour tous les clients, émettre des factures détaillées sans pour autant avoir des compensations. Tant que le flou juridique permet donc à l’EPT de rester en position d’attente elle y reste.
Les discussions continuent donc derrière les coulisses et il faudra attendre la publication de la décision 2/51/ILR du régulateur pour avoir une traduction «officielle» du terme « suffisamment ». Dorénavant, la facture de base devra reprendre au minimum la date, l’heure, la durée, le numéro appelé ainsi que le coût hors taxe par appel.
Cette décision de l’ILR est prise le 19juillet 2002 et publié le 1er août par le régulateur. L’ILR décide en plus que cette nouvelle manière de facturation doit être opérationnelle pour le 1er octobre au plus tard et recommande même de l’appliquer avant cette date butoir.
On constate alors un changement de stratégie du côté de l’EPT, le silence remplaçant la marge de manœuvre jusque-là offerte par les interprétations possibles. La liste des prix n°9 n’est remplacée que le 1erjanvier 2003 par la liste n°10. Or, la liste n°9 reprend toujours la facture détaillée payante. Pendant trois mois donc au moins l’EPT ne s’intéresse pas trop à la décision de l’ILR.
Trouver des explications n’est pas facile. L’EPT se dit en droit, explique que la législation luxembourgeoise va plus loin que la directive de Bruxelles. Or, ce n’est pas la première fois que l’entreprise se mord les dents à l’interprétation des directives et règlements de l’Union européenne. Évidemment, il faut essayer de comprendre l’ancien monopoliste, jadis seul et unique acteur. Il doit maintenant se plier aux règles du jeu, est forcé de partager un gâteau jadis servi pour un seul couvert. Ce comportement n’est ni étonnant ni isolé, plutôt à l’image de ce qui se passe dans le pays voisins. À l’exception près du rôle du régulateur, qui lui agit de manière plus conséquente dans les pays limitrophes.
Malgré son autonomie inhérente, l’Institut luxembourgeois de Régulation semble manquer d’appui politique, de moyens et d’une législation suffisamment conséquente. Comment sinon expliquer que la Reference Unbundling Offer (fixant les loyers dans le cadre du dégroupage de la boucle locale) est toujours à sa première version et que pour 2003 il n’y ait toujours pas de RIO (le catalogue des prix télécoms « en gros »), pire, que malgré une décision de l’ILR il semble que la RIO 2002 ne soit toujours pas transposée.
L’ILR, plutôt timide, tolère que l’EPT tire les délais au maximum permis et au-delà. Pour en revenir à la facture détaillée, l’EPT est d’avis que leur interprétation (directive prime sur législation) est la bonne, une lettre aurait été envoyée en septembre dernier à l’ILR, précisant que l’EPT était prête à fournir à titre gratuit la facture détaillée sur simple demande du client. À défaut de réponses ceci clôture le débat pour l’entreprise.
Du côté de l’ILR l’étonnement se fait sentir. La directrice Odette Wagener nous confie qu’effectivement et à titre transitoire, un «gentlemen’s agreement» avait été trouvé avec l’EPT. Suivant cet arrangement l’EPT s’était engagée à indiquer sur les factures «normales» que dorénavant le client pouvait jouir d’une facture détaillée gratuite sur simple demande. Jusqu’en janvier, les factures ne contenaient pas ce passage, seul un récent lien sur le site Internet de l’EPT informe sur le nouveau service.
Ainsi et presque inaperçu, la réalité dérive du texte initial qui préconise que la facture détaillée est fournie d’office au client. L’EPT a donc de manière très agile interprété les textes afin de contourner et la directive et la législation. L’explication ne manque pas. A priori valable, elle ne tient cependant pas debout face à une analyse détaillée, opérée du point de vue du client. L’EPT avance en effet que les clients pourraient ne pas vouloir ces détails qui de plus risquent de frôler les limites de la protection des données.
Toujours d’après la prise de position de l’entreprise l’on aurait peur de procès éventuels pour avoir «révélé» par une facture détaillée des détails brisants. Hormis que la directive part du principe que les clients qui ne veulent pas, pour ces raisons ou d’autres, une facture détaillée, sont parfaitement à même (et grâce à l’énoncé en droit) de s’articuler, la réalité montre que cette crainte n’est nullement justifié. Tango rapporte ainsi que depuis leur arrivée sur le marché en 1998 pas un seul procès n’a été engagé, malgré le fait que l’opérateur a depuis lors émis des factures détaillées. Seul «inconvénient» invoqué par l’opérateur alternatif : les clients regardent de plus près. (Ce qui en somme est l’effet souhaité par la directive.)
En ce qui concerne d’éventuels problèmes du côté de l’émission des factures, l’EPT dément toute éventualité que son système ne serait pas à même de gérer ce que le régulateur demande. Nous revoilà sur le terrain de l’interprétation. En effet, certains indices soutiennent la théorie de l’informatique pas prête. De fait, l’établissement d’un facture détaillée auprès de l’EPT semble être une procédure très lourde. La présentation fait croire qu’il s’agit d’une pénible opération faite main, au cas par cas, non pas d’une sortie réalisée sur simple click de souris. Il parait donc qu’à l’heure actuelle le système informatique ne soit pas prêt pour les traitements en masse de factures détaillés.
Quoiqu’il en soit le temps des interprétations a écoulé. La directive est claire et elle est transposée dans la loi luxembourgeoise. Tant pour les membres de l’Académie française que pour les avocats il n’y a qu’une seule traduction possible : à défaut de renoncer à sa facture détaillée, le client en reçoit une par son opérateur.
Mais que se passe-t-il si cette loi n’est pas appliquée? Nous voilà repartis sur le terrain des interprétations.

1 La première solution de facturation choisie par Tango a été à la base d'une série de pannes, des clients n'ont pas reçus de factures alors que d'autres ont reçus des factures incorrectes. Il aura fallu plus d'un an pour redresser manuellement toutes les erreurs qui s'étaient faufilés dans le système

2 De manière simplifiée : si un abonné dont le numéro de téléphone commençait par 7 appelait un autre abonné avec un numéro commençant par 7, toute la durée de communication était facturée comme une seule unité

 

Pascal Tesch
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