Le gouvernement voit la zone franche au Findel, inaugurée mercredi, comme une importante étape dans la diversification de l’économie luxembourgeoise

Le Freeport est open

d'Lëtzebuerger Land du 19.09.2014

Ils ont visité le site, vu le bâtiment de l’extérieur et réfléchi à une éventuelle action de protestation devant le portail hautement sécurisé. Mais finalement, les jeunes artistes du collectif Richtung22 ne sont pas venus mercredi soir, jour de l’inauguration officielle et en grande pompe du « Le Freeport », zone franche pour stocker de l’art, des vins, des voitures de collection, de l’or et d’autres objets précieux sous un régime spécial d’exemption de TVA le temps du stockage. L’art y est caché dans des salles fortes au lieu d’être montré dans des musées, fustigent les militants dans un communiqué. « En ne voyant plus dans l’art qu’un objet de spéculation, on lui enlève sa place dans la société » continue Lars Schmitz du collectif vis-à-vis du Land. « Nous, ce qui nous intéressait, c’est le modèle commercial du Luxembourg, qui veut désormais s’adresser aux ultra-riches, aux HNWI (High Net Worth Individuals), continue-t-il. Alors tout l’appareil d’État est ici au service d’une société privée, pour les aider à atterrir au Luxembourg, ils se sont vus offrir le terrain, le grand-duc assiste à l’ouverture officielle et on leur écrit même des lois sur mesure… »

Se basant sur des recherches qu’ils disent extensives, Richtung22 en a finalement tiré une pièce de théâtre documentaire, Freeport – Culture’s Safe, qui sera montrée dans l’espace très protégé du Théâtre du Centaure, à partir du 26 septembre. Il n’y aura pas de scandale, et les « ultra-riches » et le monde de la finance n’ont donc pas été importunés ou gênés le soir de l’ouverture du Freeport. On peut d’ailleurs douter de leur enthousiasme à aller voir la pièce.

Qu’il puisse y avoir des critiques à l’encontre du projet, le directeur David Arendt en est bien conscient et a un peu les nerfs à vif lors de la visite du bâtiment pour la presse le mercredi matin. Ils furent une bonne quarantaine à y assister, dont une majorité de journalistes internationaux, essentiellement spécialisés dans l’art et le marché de l’art pour des magazines dédiés. Invités par le Freeport, voyage, logement et repas payés, comme de coutume, ils étaient arrivés la veille et ont visité le Centre Pompidou Metz, le Mudam et la collection des Bitter Years à Dudelange mardi, découvert le pays, posé quelques questions sur son économie, sa situation politique ou les faits sociologiques – et adoré le paysage ou le multilinguisme. Certains d’entre eux avaient déjà écrit des articles et commentaires critiques, sur les risques d’évasion fiscale inhérents au projet, ou ceux de blanchiment, de servir de planque pour objets précieux volés ou mal acquis, voire d’attirer l’or des dictateurs.

« Moi, je ne veux même pas savoir ce qu’il y a dans les boîtes qui seront déposées ici, dira José Mendieta, facility manager du Freeport, lors de la visite, parce que je veux continuer à dormir tranquille. » Cela pourrait aussi servir sa sécurité, car s’il ne sait rien, pas la peine de le prendre en otage pour obtenir une information ou un code d’entrée. D’ailleurs, toute la communication vers le grand public essaie de transmettre ce message : la responsabilité de ce qui se fait au Freeport est éparpillée sur plusieurs acteurs, ça ne sert à rien de vous en prendre à nous, qui ne sommes que les exploitants d’un bâtiment. L’investissement est privé, opéré par le Suisse Yves Bouvier et sa société anonyme Eurasia Investment, qui opère déjà des structures similaires à Genève et à Singapour. Quelque 50 millions d’euros ont été investis ici, le terrain à côté de l’aéroport du Findel étant mis à disposition par l’État luxembourgeois. La société du Freeport a supervisé la construction du bâtiment et l’exploite, assurant le bon fonctionnement des installations à haute technologie (sécurité, température, humidité, lutte contre les incendies, efficience énergétique…), la recherche de locataires et assurant tous les services imaginables pouvant servir les objets entreposés (restauration, valorisation, exposition, photo, assurances…).

Mais ce sera aux locataires de surveiller que les objets entreposés au Findel soient au-dessus de tout soupçon. Et ces locataires ne seront pas les collectionneurs en eux-mêmes, mais les transporteurs. « Là où Genève a quelque 500 clients, moi, je n’en aurai que quelques douzaines », aime à affirmer le directeur du Freeport David Arendt. Aux transporteurs, qui ont obtenu une licence au Luxembourg, de louer les espaces nécessaires pour les vins, les diamants ou les voitures de collection de leurs clients ; à eux aussi de les soumettre aux contrôles des douanes, à eux la surveillance de la fiabilité de ces clients, qui pourront aussi être des banques ou des fonds d’investissement… Actuellement, entre 60 et 80 pour cent de l’espace serait loué, chiffre qui varie selon la source ; la majeure partie par une des sociétés d’Yves Bouvier lui-même, Fine Art Logistics. La société de sécurité Brinks y loue des salles fortes pour métaux précieux, NT Art Services et Brandl Fine Art de la place pour des œuvres d’art et Telecom Luxembourg de la capacité de calcul dans le data center. Puis il y a la responsabilité de l’Administration des douanes, qui est sur place 24 heures sur 24 avec trois agents et doit surveiller toute la marchandise, vérifier qu’elle soit légalement impeccable et surveiller tout mouvement : entrée, sortie, vente… Les objets stockés dans le Freeport seront exemptés de TVA le temps de leur stockage, mais la taxe devra être payée au moment de la sortie définitive de la zone franche (et non, par exemple, si des œuvres d’art étaient prêtées à un musée luxembourgeois, le temps d’une exposition).

Bling Bling Mercredi soir, devant un parterre d’invités issus de la politique (peu), de l’économie, de la finance (la majorité) et de l’art (quelques-uns), le discours officiel toutefois était beaucoup plus volontariste, n’évitant aucun superlatif pour dépeindre cette nouvelle structure qui, selon ses ténors, va révolutionner l’économie luxembourgeoise, voire internationale. « Aux clients qui louent encore ailleurs je dis : oui, vous pouvez continuer à rouler en Golf, c’est votre bon droit. Mais vous pouvez aussi venir chez nous et avoir une Porsche à la place, vous verrez vite la différence ! » était le bon mot choisi par David Arendt. Ici, tout n’est que sécurité, stabilité, discrétion, confiance et un haut niveau de service, affirme-t-il. « Nous ne sommes pas une boîte à chaussures terne dans une banlieue fade », dira encore David Arendt, fier de cet « objet d’art » qu’est pour lui le bâtiment de 22 000 mètres carrés (dont 10 000 de salles fortes) conçu par le bureau suisse 3BM3. Il est vrai que le public pousse des « ah ! » et des « oh ! » en montant les escaliers en béton vue rappelant le Mudam ou en déambulant dans le lobby de 700 mètres carrés, découvrant sa géométrie originale, le jeu de lumières colorées inventé par Johanna Grawunder ou la fresque murale créée sur place par Alexander Farta aka Vihls. Mais le soir de l’ouverture, l’ambiance faisait un peu boîte de nuit dans les années 1990 ou fête du personnel d’une organisation patronale, avec de la musique d’ambiance un peu cheap et ces néons rose, bleu, vert un peu trop clinquants.

Diversification « Je peux vous assurer ici et maintenant que nous vous fournirons toute l’aide que nous pourrons », fut la conclusion du ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) mercredi. Et il est vrai que ce gouvernement, comme le précédent, sous l’impulsion notamment de Jeannot Krecké (LSAP), ne lésine pas sur les moyens pour l’encadrement étatique de cette initiative privée. En 2011, une première loi fut votée pour mettre en place l’exonération de la TVA pour la zone franche, l’État construit les routes d’accès (même si les Ponts & Chaussées n’ont pas terminé à temps pour l’ouverture, comme le souligna lourdement David Arendt). Et fin août, en guise de cadeau de bienvenue, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) déposa un projet de loi prévoyant l’application du taux réduit de TVA de six pour cent sur les objets de collection et d’antiquité et l’imposition de la marge bénéficiaire lors des ventes aux enchères, mesures que David Arendt et certains galeristes estiment essentielles pour vraiment développer cet « art cluster » que les politiques appellent de leurs vœux pour diversifier l’économie. Le Freeport a l’avantage d’associer la finance, la logistique et la culture. Même si on a encore du mal à estimer les retombées économiques ou culturelles réelles qu’il pourrait générer – autres que le développement d’un tourisme haut de gamme et d’un service aux riches clients de private banking de la place financière.

La culture, elle, pourtant affichée en grandes lettres dans la promotion du lieu, était un peu l’enfant pauvre de la manifestation : seuls quelques responsables d’institutions muséales de la grande région étaient invités, presque pas d’artistes. Et la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) n’eut pas le droit de parler devant les invités de marque. Il ne lui resta qu’à battre le rythme des pieds en écoutant le Freeport Theme écrit par Gast Waltzing et interprété par neuf musiciens installés aux quatre coins du grand hall, hymne qui faisait très musique de film d’action. En écho au volontarisme affiché tout au long de la soirée.

Le nom officiel du port franc est désormais « Le Freeport », on lisait donc sur les calicots : « Welcome to le Freeport Luxembourg » dans un beau pidgin mondialisé. / Le bâtiment du Freeport sera accessible au grand public le 28 septembre, jour de l’action Private Art Kirchberg ; pour plus d’informations : http://artkirchberg.lu. / Pour plus de détails sur le spectacle Freeport – Culture’s Safe : http://richtung22.org.
josée hansen
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