France

La gauche et l‘immigration

d'Lëtzebuerger Land vom 21.09.2018

Comment échapper au thème de l’immigration à l’approche des élections européennes du 26 mai 2019 ? Ou plutôt, comment aborder cette question pour les partis de gauche, dans le contexte de la montée de l’extrême droite en Europe ? Tel est le défi compliqué qui se pose à Jean-Luc Mélenchon et son mouvement La France insoumise (LFI) en cette rentrée politique en France.

En Italie comme en Allemagne, des mouvements issus de la gauche n’hésitent plus en effet à bousculer les fondamentaux de leur camp et à remettre en cause l’ouverture des frontières, pour tenter de garder ou récupérer l’électorat populaire. Outre-Rhin, Sahra Wagenknecht, figure de Die Linke et épouse d’Oskar Lafontaine, vient de lancer le 4 septembre un nouveau mouvement, Aufstehen (Debout), qui entend lutter contre l’ultradroite de l’AfD en « limitant l’immigration ». Non seulement Sahra Wagenknecht critique la politique migratoire d’Angela Merkel, mais elle appelle à en finir avec la « naïveté » de la gauche et sa « bonne conscience sur la culture de l’accueil ». Un positionnement resté toutefois minoritaire au congrès de Die Linke en juin dernier, le parti revendiquant le maintien d’une ligne « claire et solidaire » avec les migrants.

En Italie en revanche, ce discours est désormais au cœur du pouvoir. En grande partie issu de la gauche, le Mouvement cinq étoiles (M5S) de Luigi Di Maio gouverne désormais en coalition avec la Ligue, le parti d’extrême droite de Matteo Salvini, en menant une politique anti-immigrés. Un rapprochement symbolisé dans le champ intellectuel par le philosophe trentenaire Diego Fusaro, très écouté dans les médias. Pour cet essayiste qui se réclame ouvertement de Karl Marx et d’Antonio Gramsci, le clivage droite-gauche a été remplacé au temps du capitalisme financier par un nouveau clivage « haut-bas », entre les « seigneurs » de la globalisation et les « serfs » du « précariat ». Dans ce schéma, il soutient que les migrants sont de nouveaux « esclaves », « déportés » par le « totalitarisme du marché » pour faire baisser le coût du travail en Europe.

Ces débats sur les liens entre immigration et problèmes sociaux traversent une grande partie de la gauche européenne et ne manquent pas d’agiter le paysage politique français, avec cette question centrale : comment la concurrence se met-elle en œuvre ? Uniquement par les délocalisations et la sous-traitance, entre ouvriers du Nord et travailleurs des pays à bas coûts ? Ou également au sein même des pays dits développés, entre ouvriers installés de longue date et nouveaux arrivants ? Pour une partie de la gauche, Jean-Luc Mélenchon avait franchi une ligne rouge, en juillet 2016 au Parlement européen, lorsqu’il avait dénoncé « une Europe de la violence sociale, comme nous le voyons dans chaque pays chaque fois qu’arrive un travailleur détaché, qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ».

Le 25 août dernier, lors de la rentrée politique des « insoumis » à Marseille, le leader du mouvement s’est également attiré des critiques, après avoir déclaré : « Oui, il y a des vagues migratoires, oui, elles peuvent poser de nombreux problèmes aux sociétés d’accueil quand certains en profitent pour baisser les salaires en Allemagne. Nous disons : honte à ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salariés ».

Malgré un positionnement très clair lors de la campagne présidentielle de 2017, quand Jean-Luc Mélenchon avait fait respecter en meeting à Marseille une minute de silence en mémoire des migrants morts en Méditerranée, ce qui ne l’a pas empêché de recueillir 19,6 pour cent et plus de sept millions de voix au premier tour de l’élection, LFI est donc régulièrement sommé par des communistes, des socialistes ou des écologistes de dissiper ses ambiguïtés sur l’immigration. Juste avant la Fête de l’Humanité, Ian Brossat, adjoint communiste à la maire de Paris, vient ainsi de tweeter : « En 1939, mon grand-père juif a fui la Pologne pour échapper à l’antisémitisme. Heureusement pour lui, il est tombé sur des gens qui lui ont ouvert la porte, et non sur des doctes qui auraient disserté sur les Sept plaies d’Egypte avant de lui tendre la main ». Pour le PC, il faut préserver l’accueil et ne pas faire des migrants « les boucs émissaires de la crise ».

À quelques mois des élections européennes, que La France insoumise voit comme une première étape pour rassembler la gauche autour d’elle en vue de la présidentielle de 2022, Jean-Luc Mélenchon marche donc sur un fil, et il n’a pu que désavouer un porte-parole qui a adopté un discours très proche de celui de Sahra Wagenknecht ou Diego Fusaro. Dans L’Obs, Djorje Kuzmanovic a déclaré que « la bonne conscience de gauche empêche de réfléchir concrètement à la façon de ralentir, voire d’assécher les flux migratoires (…) Plutôt que de répéter, naïvement, qu’il faut ‘accueillir tout le monde’, il s’agit d’aller à l’encontre des politiques ultralibérales (…) Lorsque vous êtes de gauche et que vous tenez sur l’immigration le même discours que le patronat, il y a quand même un problème… Ce que nous disons n’a rien de nouveau. C’est une analyse purement marxiste : le capital se constitue une armée de réserve ».

Aussitôt, Jean-Luc Mélenchon a fait savoir que « le point de vue qu’il exprime sur l’immigration est strictement personnel. Il engage des polémiques qui ne sont pas les miennes ». C’est que dans le paysage émietté de la gauche, et compte tenu du piteux état de forme des autres familles politiques, LFI semble bien le seul mouvement à même de rassembler. « La crise du leadership populaire est réglée : me voici ! », a lancé son leader en cette rentrée.

Alors que le parti macroniste et l’extrême droite du Rassemblement national (ex-FN) sont au coude à coude dans le dernier sondage pour les élections européennes, avec respectivement 21,5 et 21 pour cent des intentions de vote, beaucoup à gauche ne récoltent en effet que des miettes : les écologistes cinq pour cent, le PS 4,5 pour cent, le mouvement Génération-s de Benoît Hamon quatre pour cent et le PC 1,5 pour cent. Crédité de 12,5 à quatorze pour cent des votes selon les sondages, La France insoumise est clairement au centre du jeu. Et sa position sur l’immigration également.

Emmanuel Defouloy
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