Art contemporain

L’ardent art de Rebecca Horn

d'Lëtzebuerger Land du 28.06.2019

Alors qu’une jeune femme était prête à donner l’un des étonnants gants bleu ciel qu’elle portait à la Centrale Surréaliste, André Breton dit se souvenir de son sentiment ambivalent face à ce geste, « pour moi de redoutablement, de merveilleusement décisif dans la pensée de ce gant quittant pour toujours cette main ». Pourquoi rappeler à notre tour telle page de Nadja, le roman surréaliste par excellence, au moment de rendre compte de l’exposition de Rebecca Horn au Centre Pompidou-Metz ? Parce que c’est exactement l’impression que suscite l’art de l’artiste allemande, de redoutablement, en même temps de merveilleusement décisif ; il est toujours chez elle plus qu’une urgence, quelque chose de radicalement tranchant, au-delà des sentiments opposés éprouvés simultanément. Dans le très beau catalogue édité à l’occasion de Théâtre des métamorphoses, une citation de Jean Genet va dans le même sens, qu’il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, appartenant donc en premier au créateur, et après, à nous de la découvrir, cachée ou visible, dans nous-mêmes.

Il est une autre raison à ce rappel d’André Breton. Sans avoir fait le compte exact, une bonne partie des œuvres de l’exposition appartiennent aux surréalistes, artistes femmes en tête, de Claude Cahun à Meret Oppenheim, mais pas seulement. Et il ne s’est pas agi d’établir une filiation, pour parler musique, elles entrent en consonance avec les œuvres de Rebecca Horn. Les unes et les autres se répondent, et bien sûr que c’était une chance de pouvoir puiser dans le fonds parisien du Musée national d’art moderne.

Pour revenir aux gants, voici justement celles, fine peau de chèvre en daim veinée et sérigraphiée, de Meret Oppenheim, appartenant toutefois à Rebecca Horn même. Face à un objet en bois et en métal de Giacometti, main prise, comme encagée, avec une installation de rouages. Et Rebecca Horn, elle, a mis des plumes aux doigts, ailleurs des bâtons de métal, ou de très longs gants, dans Handschuhfinger, pas besoin ou presque de se baisser pour toucher le sol, « I feel me touching, I see me grasping, I control the distance between me and the objects ».

Ce qui est vrai pour les doigts, les mains, vaut pour d’autres parties du corps, pour le corps entier. Il peut être pris dans des sangles, à la limite une camisole, ou plus somptueusement des plumes, blanches, noires. Cela fait carcan, cocon, en même temps extension du corps comme dans l’image quasi archétypale (quand en plus on considère le rapprochement des noms) d’une femme transformée en licorne, parcourant des paysages tantôt plongés dans l’ombre tantôt inondés de soleil. Le double sens est accentué encore avec Kopf-Extension, où l’homme, comme s’il était au centre d’un carrousel, la tête aveuglée, a besoin de quatre personnes pour le faire tenir debout ou le guider dans le moindre déplacement.

On sait que Rebecca Horn s’était gravement intoxiquée lors de ses études, par les émanations que des matériaux comme le polyester ou la fibre de verre dégageaient, alors qu’elle les utilisait pour des moulages sur différentes parties de son corps. Il n’en a pu résulter qu’une relation d’autant plus aiguë. Fait de conscience d’une extrême vulnérabilité et de volonté de mise en scène. Ce qui fait arriver à une partie de l’exposition où, toujours un même antagonisme, parades nuptiales et danses macabres se relaient ; à moins que l’antonymie ne soit directement et conjointement inscrite dans les objets, tel le lit en fer, rien que la carcasse, dit lit de l’amant, où des papillons battent en vain des ailes sur les branches de métal. Et là-dessus, Rebecca Horn de nous assurer que pour elle, les machines qu’elle fait construire, à la manière d’un paon par exemple, ont une âme, « elles agissent, elles tremblent, vibrent, s’évanouissent/ et tout à coup elles reviennent à la vie ».

Des couteaux tournoyant dangereusement, dans Love and Hate, Knuggle Dome for James Joyce, ailleurs un prie-dieu s’élançant à la rencontre d’un autre, cloué au mur, souvent des instruments de musique appelés à des moments d’anarchique jeu, jusqu’à un piano se dépoitraillant en l’air, livrant ses entrailles, voilà quelques-unes des machines, toutes impressionnantes, de Rebecca Horn. Par terre, des morceaux de verre brisé, des paniers de paille suspendus au-dessus de miroirs, l’installation tend plus vers la symphonie, elles tenaient jusque-là de la musique de chambre ; c’est qu’il est question de Buchenwald en fin de parcours, de « ruches lumineuses (qui) sont abandonnées », de « tentative d’échapper à la destruction ». L’art de Rebecca Horn a cela en commun avec les surréalistes, définitivement : une mise en jeu continuelle de la vie, la corde raide, et sa célébration d’autant plus ardente, passionnée.

L’exposition de Rebecca Horn, Théâtre des métamorphoses, au Centre Pompidou-Metz, Parvis des Droits de l’Homme, F-57020 Metz, est ouverte jusqu’au 13 janvier 2020, les lundi, mercredi, jeudi de 10 à 18 heures, les vendredi, samedi, dimanche de 10 à 19 heures, fermeture hebdomadaire le mardi ; www.centrepompidou-metz.fr.

Lucien Kayser
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