Exposition

Tout un monde d’opéra

d'Lëtzebuerger Land du 05.07.2019

L’Opéra s’expose au Centre-Pompidou Metz à travers Opéra-Monde, proposition mise en chantier et en musique par le commissaire d’exposition belgo-luxembourgeois Stéphane Roussel. L’idée est de « voir comment l’opéra influence tout l’imaginaire direct des créateurs, même ceux qui ne travaillent pas pour l’opéra ». Le concept allemand de Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale, revient ainsi, lancinant, tout au long du parcours. Exposer l’Opéra, n’est-ce pas singulièrement difficile ? Deux écueils se présentent d’emblée : premièrement tomber dans l’inventaire, qui pire est, chronologique, des formes opératiques passées et présentes, aussi innovantes soient-elles. Secondement prétendre à un universel de la forme opératique au travers d’une œuvre totale se révélerait aussi réducteur. On se souvient ainsi avec peine de l’exposition Michel Houellebecq, Rester vivant au Palais de Tokyo il y a quelques années dont l’intention était de produire « une forme qui participe à la réinvention de l’exposition en brouillant les cartes entre réel et fiction » et qui ne parvenait pas réellement à s’affranchir de la scénographie de l’exposition d’écrivain.

Stéphane Roussel prévient ainsi dès l’abord : « Ce n’est pas une exposition sur la scénographie ! ». Ce choix apparaît avant même de fouler le sol d’Opéra-Monde. Dans le vaste hall du Centre Pompidou un immense gorille fait face au spectateur, référence au King Kong (1933) de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, film qui l’a popularisé et choix qui met à l’honneur la culture populaire dont est issue l’opéra. Longtemps assimilée aux classes supérieures, l’opéra est à l’origine un spectacle populaire à Venise et à Hambourg avec l’essor de théâtres ouverts au public. La réplique grandeur nature de King Kong dans le hall du Centre d’art messin ne se trouve pas là par hasard. Élément de décor de près de onze mètres de hauteur imaginé par Małgorzata Szczęśniak, ce King Kong a été présenté pour la première fois sur la scène de l’Opéra Bastille en 2007, enserrant dans sa main articulée la cantatrice de L’Affaire Makropoulos, dans la mise en scène Krzysztof Warlikowski. Cette sculpture invite déjà à une rencontre singulière.

Rencontre Opéra-Monde met en avant cette rencontre entre les arts visuels et l’opéra au XXe et XXIe siècles et la façon dont ces deux arts se sont nourris et influencés. « Il faut faire sauter les maisons d’opéra ! », déclare en 1967 le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez. Dans les années 1970, de nouvelles voies sont explorées sur lesquelles le parcours de cette exposition revient en dix actes thématiques, allant de la scène comme peinture en mouvement à des projets engagés. Le travail de Nina Childress est à cet égard intriguant, qui reproduit en peinture la salle de la Scala de Milan, d’après une photographie imprimée sur une carte postale. Une quinzaine de fragments sont réalisés entre 2004 et 2007, envisagés comme points de départ pour l’imagination mais également comme détails donnant vie au lieu. Nina Childress tend, à travers ces Extraits Scala, un miroir réfléchissant aux spectateurs de la mythique salle milanaise. Inspirée par la technique du quadrillage dans la peinture hyperréaliste, Nina Childress peint flou. Ces scènes apparaissent à un œil myope, ce qui n’est pas sans interroger notre rapport au potentiel fictionnel enclos dans chacun de ses petits tableaux. Plus loin le projet de rideau pour le Staatsoper de Vienne conçu par le peintre Cy Twombly en 2010, maculé rouge sang aux formes concentriques, offre de matérialiser la séparation entre ces deux mondes pour pénétrer un peu plus avant encore ses coulisses. L’art lyrique se nourrit de ces multiples collaborations. L’exposition en rappelle les prémisses au début du siècle avec Oskar Kokoschka déjà, lorsque l’artiste autrichien fait l’esquisse des décors et des costumes de Die Zauberflöte (La Flûte enchantée) en 1954-1955. Le lion et l’animal fantastique déchiquetant Osiris apparaissent ailés, plongeant dans le conte et le mythe.

Mythe Né dans les cercles florentins de la Renaissance, le genre lyrique souhaite parvenir à récréer le mystère et la puissance expressive de la tragédie antique au sein d’un spectacle d’un nouvel ordre. Dès l’origine, l’opéra entretient donc avec les mythes anciens une relation étroite et sans cesse renouvelée. L’Orfeo (1607) de Claudio Monteverdi propose un récit fondateur où Orphée, par son chant au pouvoir miraculeux, délivre Eurydice des Enfers. D’autres figures comme Isolde ou Électre s’imposent comme véritables icônes scéniques et proposent cette compréhension du monde qui échappe. Opéra-Monde matérialise cette échappée par le mythe par les travaux d’Anselm Kiefer. Les toiles de l’artiste allemand aujourd’hui installé en France sont peuplées d’une forêt de symboles sibyllins. Que la Terre s’ouvre (2006) en rend bien compte qui reprend, sous forme de motif, le monumental bloc de béton, imaginé comme décor d’Am Anfang de Jörg Widmann à l’Opéra Bastille en 2009 pour le vingtième anniversaire de son ouverture. Kiefer y déploie les tours dépouillées imaginées pour son atelier à ciel ouvert à Barjac.

Indes Galantes Le voyage au cœur des interrelations entre art lyrique et arts visuels se poursuit en apothéose avec Clément Cogitore. Dans Les Indes Galantes (2018), l’artiste plasticien filme un groupe de danseurs de krump. Dérivée du hip-hop, née en réaction à la répression d’émeutes faisant rage dans les ghettos de Los Angeles au début des années 1990, Clément Cogitore les invite à se défier sur la musique baroque de Jean-Philippe Rameau. Extraordinaire alliance entre tradition classique et modernité absolue, le résultat est stupéfiant de beauté, qui magnifie le corps à corps s’échappant. Liberté absolue des danseurs qui, au travers de cette improvisation filmée, permet la rencontre avec l’œuvre d’art totale, le fameux Gesamtkunstwerk. Loin de corseter le genre lyrique en l’historicisant, Opéra-Monde rend compte de ses fulgurances comme cette vidéo, imaginée pour la plateforme numérique de création de l’Opéra de Paris.

L’exposition Opéra-Monde au Centre Pompidou-Metz dure jusqu’au 27 janvier 2020 ; www.centrepompidou-metz.fr

Florence Lhote
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