Lecture

L’ivresse pour et par les mots

d'Lëtzebuerger Land du 08.12.2017

S’il est une discipline littéraire régalienne à laquelle on accole difficilement un caractère festif, c’est bien la littérature... Vus tantôt comme des marginaux à l’esprit labyrinthique, tantôt comme des créatures mondaines et élitistes, les auteurs sont en effet rarement considérés comme des camarades de sortie valables, encore moins comme des organisateurs de confiance. Pourtant, depuis maintenant quatre années, c’est bien ce qu’ont réussi à créer Isabelle Junck et Jeff Schinker avec leur cycle de lectures Désœuvrés, et plus spécifiquement lors du « barathon » littéraire qui inaugure chaque saison.

Le principe est simple et commence toujours au même endroit, à l’instar de cette aventure : au bar Rocas, rue des Bains, face à la piscine. À l’époque, son manager David y organise déjà des lectures germanophones au premier étage – notamment avec Francis Kirps et Claudine Muno – et propose à Jeff de se joindre à lui pour créer un pendant francophone. Ce dernier y voit une possibilité d’offrir quelque chose de nouveau et se motive assez rapidement : « J’avais participé à la série Work in progress au Pitch Me à Paris, où des écrivains soumettaient des extraits de textes inédits afin de recueillir les commentaires du public. Je me suis dit que c’était ce genre de lectures que je voulais : en interaction avec le public, avec des textes inaboutis, ouvertes à tout le monde, écrivains confirmés et jeunes curieux ». Il sollicite alors Isabelle Junck avec qui il avait déjà collaboré sur un projet culturel à Vianden, qui accepte de se joindre à l’initiative... La première saison de Désœuvrés est née.

Dès les premières sessions, sans grand effort de publicité, le public est au rendez-vous et la petite salle de spectacle du Rocas se remplit vite, « sachant qu’avoir un public de 25 ou trente personnes sur un événement tel que celui-ci à Luxembourg, c’est déjà pas mal du tout ! ». Isabelle et Jeff s’amusent avec la réputation festive du lieu, autant qu’avec le coté brouillon, décomplexé et un peu « do it yourself » du projet. C’est d’ailleurs de là que vient ce titre : Désœuvrés ; comme pour faire un pied-de-nez à toutes et tous ceux qui pensent que l’écriture arrive quand on n’a plus rien d’autre à faire, « quand on le fait par désœuvrement, faute de mieux ».

Aujourd’hui, le public est toujours au rendez-vous, quatre ans plus tard, et chaque début de saison donne l’occasion d’observer une étrange procession : celui d’un groupe d’amoureux des mots, éclectique au possible, arpenter le centre-ville pour se rendre à la prochaine lecture, dans le prochain bar. Au Rocas, toujours point de rassemblement initial, le premier texte inédit est lu et donne un indice sur le suivant, et ainsi de suite. La semaine dernière, c’est Anne Marie Reuter, éditrice au sein de la maison d’édition anglophone luxembourgeoise Black Fountain Press, qui a eu le plaisir non dissimulé d’ouvrir ce bal nomade avec un texte tragi-comique en anglais dépeignant les turpitudes d’un groupe d’amateurs de vin lors d’une dégustation qui réservera beaucoup de mauvaises surprises... Puis c’est au Konrad que le très jeune Julien Jeusette déclame son hilarant Le steak était juteux, scène de boulevard burlesque à la terrasse d’un restaurant où la présence d’une chenille dans une assiette de roquette va prendre une tournure dramatique digne d’un Sophocle de Bastogne : « Dans l’attente de son plat, censé réapparaître avec une roquette moins fraîche (ils ne la changeraient pas, pariais-je secrètement), elle avait sorti son smartphone afin de noter le restaurant, une étoile sur cinq, une chenille, honteux, serveur désagréable, puis de twitter : « Roquette au lépidoptère, gastronomie hybride Chez Bernard ». Frais, contemporain, drôle. Le groupe enchaîne avec le texte en allemand Fährnis d’Eric Meiers avant de se rendre à l’Oekosoph pour la lecture finale, celle du texte de Jeff Schinker, quadrilingue anglais-français-allemand-luxembourgeois comme très souvent et sophistiqué comme toujours.

C’est d’ailleurs un peu comme un challenge : si tu comprends le texte de Schinker après trois autres textes multilingues, deux bières, trois pinots gris, deux kilomètres dans le froid et deux passages par le Chrëschtmaart, c’est que tu n’es pas venu pour rien, que tu mérites ta place dans ce joyeux cortège de gais lurons qui aiment les bons mots autant que le bon vin...

Fabien Rodrigues
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