Emploi des frontaliers

Le mauvais présage des E301

d'Lëtzebuerger Land vom 12.03.2009

La Banque centrale du Luxem­bourg (BCL) a livré jeudi des prévisions de croissance pour 2009 qui vont plomber pour de bon le moral des Luxembourgeois et plonger encore davantage dans la déprime des milliers de salariés qui font la navette tous les jours au grand-duché pour y gagner leur vie. La croissance de 2008 est revue à la baisse (entre +0,6 et un pour cent en moyenne annuelle). La dégradation va se poursuivre en 2009 sous l’effet du recul de la demande internationale et l’atonie de la place financière, traditionnel moteur de l’économie. La zone euro devrait afficher un PIB négatif (entre - 2,2 et - 3,2 p.c.). Du coup, les projections de croissance que la BCL avait servies en décembre dernier (entre - 0,5 et + 0,5) sont devenues obsolètes. De nouvelles projections interviendront en juin prochain : « La croissance du PIB pour 2009 sera ainsi négative au Luxembourg et une baisse limitée à 0,5 pour cent paraît hélas bien optimiste sur la base des informations actuellement disponibles », note le bulletin de la BCL (lire aussi page 13). Personne n’ose s’avancer sur la date de la sortie du tunnel. 

La BCL n’ose pas non plus à ce stade se prononcer sur l’impact « rapide » du plan de relance luxembourgeois sur l’activité économique et financière au Luxembourg. La crise frappera ainsi aussi durement, sinon plus qu’ailleurs, l’économie du pays du fait de son extrême dépendance au secteur financier. Les mesures annoncées vendredi dernier pour tenter de faire face ne vont pas empêcher l’aggravation du chômage ni la déprime de la consommation intérieure. Les résidents devraient hésiter avant d’investir dans un logement. Les crédits bancaires ont d’ailleurs accusé un recul très marqué (- 13,4 pour cent) au quatrième trimestre 2008. Les baisses des taux hypothécaires ainsi que le statu quo des banques prêteuses, qui déclarent avoir laissé inchangés leurs critères d’octroi de crédit, ne devraient pas être d’une grande utilité pour relancer le secteur de la construction privée et faire redémarrer la locomotive tout court. Les résidents peineront à investir dans la pierre, tétanisés par les incertitudes qui pèsent désormais sur les emplois du secteur privé. Même le secteur dit « protégé » n’est plus à l’abri. 

La bête noire du gouvernement reste et sera pour de longs mois encore le marché de l’emploi, avec des signaux qui se sont mis au rouge seulement au second trimestre 2008, l’emploi réagissant traditionnellement avec un certain retard à l’évolution de l’activité économique. La Banque centrale rappelle toutefois que la crise ne frappe pas de la même manière les frontaliers et les résidents. L’arrêt de l’accélération de l’emploi a en effet davantage concerné les premiers que les seconds. Le coup de frein a été brutal : le rythme de croissance qui pointait encore à 8,3 pour cent en variation annuelle en mars 2008 est passé à 6,5 en octobre avant de remonter à 7 pour cent en décembre, puis replonger à 5,6 en janvier 2009. Rien à voir avec les courbes de l’emploi résident, dont l’évolution est jugée « étonnante » par les experts de la BCL : la période entre mars et septembre marque une accélération de 3,2 à 3,6 pour cent puis laisse la place, à partir d’octobre à une décélération modérée de 3,2 p.c. et de 2,9 en janvier, selon les estimations officielles (IGSS, Statec et calculs de la BCL). Les indépendants ont été les plus durement touchés : si la croissance de l’emploi dans cette catégorie affichait un rythme mensuel compris entre 2,7 et 2,9 pour cent entre les mois d’août et de novembre de l’année dernière, la dynamique s’est cassée à partir de décembre (2,4) et a flanché en janvier (1,3).

Les frontaliers qui « raflaient » près de deux emplois nouveaux sur trois entre décembre 2006 et décembre 2007, n’en ont plus occupé entre octobre 2007 et octobre 2008 « que » 58 pour cent. L’année 2008, signale d’ailleurs le bulletin de la BCL, aura été la première depuis le début de la décennie où l’augmentation de l’emploi serait à plus de quarante pour cent imputable à la progression de l’emploi des résidents. 

L’explication tient d’abord à l’ancienneté moins élevée des frontaliers, qui, en cas de plan social, partent les premiers. Une autre raison vient ensuite du fait que les frontaliers sont employés dans des secteurs d’activités très fortement impactés par la crise. La BCL relève ainsi une décélération de l’emploi « particulièrement forte » dans les secteurs marchands et dans le commerce, qui sont traditionnellement d’importants pourvoyeurs d’emplois frontaliers. Les « autres services », notamment la fonction publique (en raison de son faible degré d’ouverture aux étrangers) et la construction résistent mieux à la détérioration de l’environnement économique. Le pire serait à venir et la baisse de l’emploi frontalier ne serait que la première étape d’un mouvement de contraction de l’emploi : « L’évolution de l’emploi frontalier, note le Bulletin de la BCL, peut ainsi être considérée comme précurseur de l’emploi national qui devrait donc être touché dans une deuxième étape ».

Le nombre de formulaires E301 (attestations de fin de contrat délivrées par l’Administration de l’emploi aux frontaliers) en très forte augmentation, donnerait la mesure de la gravité de la situation de l’emploi. Les experts de la Banque centrale signalent au passage que certains chiffres officiels masqueraient l’ampleur de la catastrophe sociale dans les rangs des frontaliers. Les formulaires E301, qui sont exigés par les administrations françaises, ne le sont pas systématiquement par les autorités belges (le second groupe en importance de frontaliers, après les Français). En janvier dernier par exemple, les chiffres de l’Adem ont relevé 1 230 résiliations de contrats de salariés français et seulement 90 pour les salariés belges. Un rapport jugé « peu réaliste » par la Banque centrale. 

Il faudrait encore relever la tendance des autorités à sous-estimer le chômage des frontaliers. Cette semaine, dans le cadre d’une question parlementaire de la députée verte Viviane Loschetter, François Biltgen, le ministre CSV du Travail, indique que l’Adem a établi en moyenne 1 180 attestations E301 par mois en 2008. Mais depuis le mois d’octobre, le taux mensuel a dépassé les 1 400 attestations et, en janvier, le cap des 1 600 formulaires a été franchi. « Tous ces facteurs, note la BCL, mènent à la conclusion que le quatrième trimestre 2008 et le début 2009 ont été bien plus graves en termes d’emploi que les statistiques officielles ne le suggèrent. Il faut donc s’attendre à ce que les données observées, une fois disponibles, ne dessinent une image significativement plus sombre et ne soit le prélude à une dégradation considérable et supplémentaire du marché du travail en 2009 ».

Le secteur financier ne recrute plus non plus. Le recul a été de 0,2 pour cent au cours des trois derniers mois de 2008. La situation pourrait d’ailleurs se révéler pire que ce que les estimations officielles font croire actuellement. Dans l’industrie, tous les signaux sont au rouge avec une montée explosive du chômage partiel – 4 000 personnes en décembre, 7 000 en février et 9 200 en mars – et des entreprises qui rechignent de plus en plus à soutenir l’insertion dans le marché du travail. 

La Banque centrale du Luxembourg souligne notamment une diminution du taux de la population active bénéficiant de mesures pour l’emploi. Ce taux, qui pointait à deux pour cent en juin 2006, est tombé à 1,2 en début d’année, soit une baisse de plus de trente pour cent en moins de deux ans. « Des entreprises habituellement disposées à offrir respectivement des possibilités de travail ou de formation à des personnes au chômage dans le cadre de ces mesures sont actuellement dans une situation où elles n’augmentent plus leur effectif, ce qui se répercute forcément sur leur capacité et leur volonté d’offrir des mesures pour l’emploi ». 

Véronique Poujol
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