Littérature VS cinéma

Ce que le mot professionnel veut dire

Rusty Boys, Andy Bausch
Photo:
d'Lëtzebuerger Land du 03.03.2017

Le remue-ménage annuel du Discovery Zone – ah non ‘scuse, ça ne s’appelle plus comme ça, donc du Luxembourg City Film Festival donnera à nouveau l’occasion, à beaucoup d’acteurs du milieu littéraire, de geindre, voire de se plaindre du traitement disproportionnellement injuste que les ministères (pas ministres, hein) respectifs (Culture et Médias, Xavier Bettel, DP) accordent à ces deux disciplines artistiques. En gros : « voyez comment au cinoche, ils reçoivent des paquets de fric pour produire des navets que personne ne veut aller voir, alors que nous, njet, on peine à publier trois livres par an. Et côté résultat, après trente bouquins de vendus, on a (proportionnellement vu, à nouveau) généré un meilleur rendement que Eng nei Zäit et Rusty Boys mis ensemble, donc ne me sortez pas cet argument-là. » Quelque chose dans ce genre.

Bon, évidemment, ces propos sont un peu grossiers, d’aucuns pourraient même dire populistes. Heureusement que l’on s’accorde, de nos jours, à dire que l’art n’a pas besoin d’être rentable – même s’il y a des voix qui continuent à parler de culture d’assistés, et je propose d’ailleurs qu’on nourrisse les personnes à qui appartiennent ces voix, un an durant, de sons de Britney Spears et de textes d’Eric-Emmanuel Schmit, ça leur apprendra. Tout un gémissement de la part des littéraires, donc, qui risque de s’intensifier, avec la venue, cette année (après celle de Svetlana Aleksievitch, l’année dernière), au Film Fest, de Douglas Kennedy, monstre plus ou moins sacré de la littérature américaine, dont certains livres (c’est toujours mieux qu’Eric-Emmanuel Schmit, ça a quand même quelque chose à dire, au lieu de la mièvrerie visqueuse d’EES) ont été adaptés pour le grand écran, notamment The woman in the fifth. Gémissement, donc, avec cet empiétement des uns sur le terrain des autres, car rien que cette rencontre littéraire, avec séance dédicace, doit coûter plus que tout le Summerdag vun der Literatur que le directeur du Centre national de littérature, toujours proche de l’infarctus, tant il est sur tous les fronts, organisera en été.

Dans un sens, malgré toute l’absurdité (et la jalousie infantile) de cette comparaison, qui ne tourne, comme toujours, qu’autour de la question du montant des subsides, si l’on y regarde de plus près, et analyse les symptômes de ce malaise du monde littéraire, il y a surtout une chose qui me frappe : On en est toujours à la professionnalisation. Non pas celle des artistes, mais du cadre (du support, de l’administration) derrière. Certes, le Luxembourg connaît un certain nombre de maisons d’édition qui font un bon travail, qui publient de bons livres, mais à part les trois grands, Binsfeld, Saint-Paul (qui n’a pas grand’chose à voir avec de la littérature, si on exclut les livres pour enfants) et Phi (il faut le mentionner, même si Editpress ferait mieux d’engager un vrai éditeur littéraire, qui sache faire un lectorat ou un suivi des publications, sinon à quoi ça sert ?), qui sont donc des structures véritablement professionnelles, ce qui ne signifie pas qu’ils publient de meilleurs livres, au niveau de la qualité littéraire, mais qu’ils le font avec plus de soin au niveau de la production : qu’il s’agisse du design, de l’absence de fautes de frappe, de promotion dans les librairies, avec ne serait-ce que des posters, d’événements organisés autour d’une publication, donc (je reprends), à part les trois grandes maisons d’édition, dotées de superstructures en arrière-fond, qui permettent aux gens de travailler sereinement, les éditeurs littéraires luxembourgeois sont, majoritairement, des bénévoles.

Exemple récent : il y a quelques jours, un nouvel éditeur a vu le jour, Black Fountain Press, qui ouvre le champ littéraire luxembourgeois aux textes en anglais. Cette maison a été créée par… quatre enseignants. Ces bénévoles, passionnés certes, gèrent donc leurs éditions avec le temps qu’il leur reste, le soir, après la correction des copies. Black Fountain Press n’est pas un cas isolé, même des éditeurs qui ont trente ans d’expérience, comme Robert Gollo Steffen, de Op der Lay, fonctionne ainsi, et on lui doit la découverte d’écrivains comme Claudine Muno ou Gast Groeber. Ce ne sont pas ce qu’on appelle des éditeurs professionnels, malgré tout leur engagement, parce qu’ils ne peuvent pas se consacrer uniquement à un boulot qui exige cependant qu’on s’y consacre à plein temps.

Ce que le monde du cinéma a donc de plus que celui de la littérature, c’est un ensemble de bons producteurs, professionnels, évidemment bien soutenu par un Film Fund, et c’est justement ce soutien qui leur permet, aux producteurs, de bien travailler. Le monde littéraire a des éditeurs dispersés, surmenés, peu solidaires, une fédération faible, pas de structure financée par l’État qui veille à ce que le cash coule, peu de présence commune aux festivals étrangers, etc. Et ne me sortez pas le CNL de Mersch, il s’agit là d’une archive, d’un lieu scientifique, pas d’une agence de promo.

Contrairement à ce qu’affirme donc Serge Tonnar, depuis un certain temps : il y a des disciplines artistiques où il ne s’agit pas, tout simplement, d’investir dans les artistes (après avoir mis des sous dans l’administration,), mais où il faudrait avant tout mieux investir dans (où ne serait-ce qu’ériger) des structures qui font vivre les artistes, comme le font les boîtes de production au cinéma.

Ian de Toffoli
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