La Fondation de Luxembourg fête ses dix ans – un bilan critique

Les nouveaux philanthropes

d'Lëtzebuerger Land du 28.09.2018

Cela devait probablement arriver un jour. Au bout de dix ans d’existence, la Fondation de Luxembourg se trouve empêtrée dans un micmac financier-judiciaire. Au centre de l’affaire, qui mobilise une flopée de pontes du Barreau : Marie-Madeleine Fabre et sa Fondation Jeankerber, une des 75 fondations arbitrées par l’organisme d’utilité publique. Marie-Madeleine Fabre est née Le Lous, une famille industrielle propriétaire du groupe français Urgo (spécialisé dans les pansements) et classée par le magazine Challenges comme 101e fortune de France. Elle était pourtant loin de l’entreprise familiale, dirigée par son frère, Hervé Le Lous. Habitant au Paraguay, elle y avait créé une œuvre de bienfaisance, un rôle de « mécène » pour lequel elle reçut la Légion d’honneur française. En juin 2014, préparant sa succession légale, Marie-Madeleine Fabre fait constituer une fondation au Grand-Duché sous l’égide de la Fondation de Luxembourg et lui donne comme mission de financer un orphelinat paraguayen, le « Divina Providencia ». À peine un an plus tard, elle meurt sans laisser d’enfants.

Or les quelque 28 millions d’euros, qui auraient dû être versés à la Fondation Jeankerber après sa mort, restent bloqués dans une ASBL luxembourgeoise. Différents prestataires de services avaient tissé un montage hypercomplexe pour la Française fortunée, un montage qui passait notamment par une titrisation des actifs et qu’il faudra maintenant décortiquer. Au-delà des aspects techniques du dossier, se pose la question quelle était la volonté de la défunte et qui peut s’en prétendre le représentant légitime. La Fondation de Luxembourg, comme bénéficiaire du legs, a porté plainte pour abus de faiblesse contre les conseillers juridiques et financiers qui entouraient la millionnaire française vers la fin de sa vie. (Il ne s’agirait ni d’une affaire de fraude fiscale ni d’une dispute interfamiliale, assure Tonika Hirdman, la directrice de la Fondation de Luxembourg.) La Fondation de Luxembourg se fait représenter par l’avocat Marc Elvinger qui, estimant que les deux intérêts sont identiques, occupe un double mandat et représente également Hervé Le Lous, le frère et exécuteur testamentaire de la fondatrice. En attendant le procès au civil, la situation reste bloquée ; et une autre procédure, pénale celle-là, est pendante devant les tribunaux suisses.

Il y a quelques années, Marcelle Quinton, une nièce de Henry J. Leir (un commerçant de minerais qui avait longtemps habité place Winston Churchill au Belair), expliquait sa vue sur ce qui était arrivé à la fortune de son richissime oncle après sa mort en 1998 : « He took it with him. That’s what many rich people who have no children want to do. And I’ll tell you how one does it : you make very complicated trusts, you put in a huge number of trustees, many kinds of obligations and schedule the paying out of the money at whimsical moments. It’s so complicated that, in the end, lawyers and accountants get it all. » Or, contrairement à l’impression de Marcelle Quinton, la Leir Charitable Foundation, présidée par Margot Gibis, la dernière gouvernante de Leir, continue à verser des dons, notamment au Mudam (lire page 26).

Lancée par le gouvernement en 2008, la Fondation de Luxembourg promet aux philanthropes privés une réduction des frais de gestion et une procédure simplifiée pour obtenir le statut – fiscalement avantageux – d’utilité publique. Contre une ponction annuelle de 0,8 pour cent sur le capital, une fondation privée peut se faire « abriter » par la Fondation de Luxembourg qui prend alors en charge la gouvernance, le secrétariat, la comptabilité (sous-traitée à Deloitte) et l’audit (réalisé par KPMG). La Fondation de Luxembourg peut également endosser le rôle d’intermédiaire et guider les philanthropes indécis sur le marché des ONG et des œuvres de charité. Pour une fondation pesant un million d’euros, le ticket d’entrée se monte donc à 8 000 euros par an. Un prix qui peut sembler conséquent mais qui ne suffit pas à entièrement couvrir les frais de fonctionnement de la Fondation de Luxembourg, dont les moins-values sont compensées par un capital de départ de cinq millions d’euros qu’avait fourni l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte, et dont il reste, au bout de dix ans, environ trois millions.

La proximité avec place financière est on ne peut plus manifeste. Depuis sa création par le ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), la Fondation de Luxembourg est domiciliée dans le House of Finance (boulevard Royal, puis rue Erasme), logeant donc à la même enseigne que l’ABBL, l’Alfi, l’ACA et Luxembourg for Finance. Sa directrice, Tonika Hirdman, est elle-même une ancienne banquière. Venue en 2006 de Stockholm au Luxembourg pour y diriger ABN-Amro ; elle est nommée à la tête de la Fondation de Luxembourg en 2008. La liste des membres du conseil d’administration et du comité de conseil se lit comme un Who’s Who de la place financière ; les associés et directeurs de Pictet, PWC, Elvinger-Hoss ou de l’ABBL s’y retrouvent avec le ministre des Finances, Pierre Gramegna, et l’ancien ministre de l’Économie, Henri Grethen (tous les deux DP), dans un entre-soi que ne vient troubler aucun permanent d’ONG.

C’est que la Fondation de Luxembourg est une émanation de la place bancaire. Dans un contexte où tous sentaient venir la fin du secret bancaire, la philanthropie permettait aux banques privées d’élargir leur gamme de produits et offrait à certains de leurs clients une sortie des tracas réglementaires par le haut. Ce fut la Banque de Luxembourg qui avait lancé l’idée et fédéré les énergies. Toujours soucieuse de se distinguer et de fidéliser les familles d’entrepreneurs luxembourgeoises, elle avait une longueur d’avance sur ses concurrents. Or, depuis le grand tournant opéré par le secteur, passé de l’évasion fiscale low-cost (le dentiste belge et le boucher allemand) à l’optimisation fiscale de première classe (l’oligarque russe et l’industriel français), la concurrence a fini par découvrir le créneau. Aujourd’hui, aucune brochure de family office ou de banque privée n’est imprimée sans qu’y soit mentionnée – à côté de la transmission du patrimoine, de l’art et de divers services de « conciergerie » – la philanthropie. Or, la Fondation de Luxembourg n’est pas devenue un pilier de la banque privée au Luxembourg. Commercialement, cela reste plutôt du domaine du gimmick, comme la finance islamique ou l’« art cluster ».

En 2015, la Banque de Luxembourg avait assemblé un groupe de réflexion composé notamment de l’ancien maréchal de la Cour, Pierre Bley, l’associé d’Elvinger-Hoss, Marc Elvinger, et l’ancien tax leader de KPMG et membre du Conseil d’État, Roger Molitor. Leurs conclusions, manifestement rédigées sous l’impression du Zukunftspak, présentaient la philanthropie privée comme un corollaire à la politique d’austérité : « Dans un pays régi par un État bienveillant, et avant les années de restrictions budgétaires, le recours à l’initiative individuelle ne fut ni une usance, ni une nécessité. Les dix dernières années et les crises à répétition qui les ont marquées, ont remis certains équilibres en question. L’État s’est retrouvé contraint à en appeler davantage à la contribution du secteur privé dans un certain nombre de domaines relevant du bien commun. »

C’est exactement ce que l’ancien Premier ministre, Jean-Claude Juncker (CSV), avait dit vouloir éviter lorsqu’il annonçait de nouvelles incitations fiscales dans sa déclaration sur l’état de la nation de 2008 : « La philanthropie – pour le dire très clairement – n’est pas un ersatz pour l’engagement étatique. L’État ne doit se retirer d’aucun domaine aux frais de la philanthropie ou à cause de la philanthropie. La philanthropie ne doit justement pas mener à un désengagement étatique. » Cette idée d’une privatisation philanthropique, on la retrouve reformulée dans une brochure éditée par la Banque de Luxembourg. Sandrine L’Herminier, une consultante française en RSE (lisez : responsabilité sociale des entreprises), y emploie le néologisme de « philanthrepreneurs » et note que « la philanthropie est désormais considérée comme l’un des moyens d’allouer et de distribuer les ressources collectives ». Les fondations privées pourraient « contribuer à défricher des terrains que l’État ou les collectivités n’ont plus les moyens de financer : la santé, l’éducation, la solidarité internationale ».

Que l’impôt ait traditionnellement tenu ce rôle, L’Herminier le passe pudiquement sous silence. Mais soulever la question de la justice fiscale dans une brochure éditée par une banque privée luxembourgeoise aurait été un acte de funambule. La tension entre optimisation fiscale et ambitions philanthropiques semble pourtant flagrante. Dans Capital without Borders (Harvard University Press, 2016), la sociologue Brooke Harrington – qui avait connu une éphémère notoriété au Grand-Duché pour avoir décrit le pays comme un cas d’école de « state capture » dans le magazine The Atlantic – cite un gestionnaire de fortune des Îles Caïman qui dit encourager ses clients à s’investir dans des projets philanthropiques : « It’s the lack of tax-paying here [offshore] that is contributing to society falling apart, so I encourage clients to make lots of charitable contributions, because that’s what creates the safety net. » Or, alors que payer ses impôts reste un devoir anonyme et peu glorieux, la philanthropie confère une influence : celle de décider qui et quoi on veut financer.

Aux États-Unis, où le gouvernement fédéral accorde tous les ans plus de cinquante milliards de dollars en exonérations fiscales pour des contributions charitables, le débat sur l’influence – souvent jugée excessive – prise par des philanthropes-milliardaires est lancé. Dans un court essai publié en 2015, le président de la Ford Foundation, Darren Walker, pointe la tension inhérente à « un système qui perpétue des vastes différences de privilège puis charge les privilégiés d’améliorer le système ». Se pose également un problème démocratique : À quelle légitimité les milliardaires-philanthropes peuvent-ils prétendre pour influencer la politique d’éducation, de santé ou de développement ? La Bill & Melinda Gates Foundation finance ainsi des recherches en géo-ingénierie artificielle pour lutter contre le réchauffement planétaire ; une des pistes étudiées consiste à massivement pulvériser de l’acide sulfurique dans la stratosphère.

« Je n’aime pas trop parler de Bill Gates… Cela donne l’impression qu’il faut une grande fortune pour se lancer dans la philanthropie », dit Tonika Hirdman. Au Luxembourg, la philanthropie reste un phénomène trop marginal et modeste pour avoir l’ambition de suppléer à l’action étatique. Hirdman parle de « coups de pouce » qu’une fondation privée pourrait donner. « Il faut que l’État intervienne pour faire le scale-up. » À côté des fondations finançant les ONG classiques comme l’Unicef, MSF ou la Caritas, on trouve des fondations abritées qui se donnent des missions très pointues. La Fondation Avita Novare veut ainsi « stimuler les études sur le thème de l’Antiquité tardive de la civilisation byzantine », Atoz Foundation finance une chaire en fiscalité internationale à l’Uni.lu et la Fondation Alliances du Vivant soutient un projet de « thérapie assistée par l’animal, destiné aux prisonniers de la maison d’arrêt à Strasbourg ».

47 pour cent des fondateurs sont des résidents luxembourgeois, suivis par seize pour cent de Belges, quinze pour cent de Français et douze pour cent d’Allemands. Les fondateurs seraient des « gens normaux », dit Tonika Hirdman. Aisés donc, mais très loin d’un Bill Gates, Warren Buffet, Andrew Carnegie ou Leland Stanford. Une « fondation moyenne » se situerait entre 250 000 (le montant minimal) et un million d’euros de capital. Hirdman évoque l’exemple d’une fondatrice dont les parents étaient maraîchers au Kirchberg. Enrichie par la vente de terrains familiaux, la fondatrice, qui mènerait par ailleurs « une vie très simple dans l’ancienne maison parentale », souhaitait se lancer dans les œuvres de bienfaisance en créant une fondation. La Banque de Luxembourg a beau présenter la place financière comme « hub européen pour la création de fondations », la clientèle reste très locale.

Prises ensemble, les 75 fondations actuellement arbitrées par la Fondation de Luxembourg pèsent quelque 140 millions d’euros. Sur les dix dernières années, 28 millions d’euros ont été distribués ; donc moins de trois millions par an. Sur la place financière et dans le milieu des ONG, on évalue généralement le bilan de la Fondation de Luxembourg à entre moyen et décevant. Ce ne fut ni le grand décollage, ni le crash total. Tonika Hirdman estime, elle, que 75 fondations créées en dix ans, c’est déjà pas mal. Elle fait le calcul : environ 220 fondations d’utilité publique auraient été créées entre 1928 et 2008, c’est-à-dire deux à trois par an. Or, depuis le lancement de la Fondation de Luxembourg en 2008, ce rythme de création aurait quadruplé, à environ dix nouvelles fondations par an. (Or, de nombreuses fondations ayant été constituées pour une durée limitée, cette croissance risquera de se tasser sur les prochaines années.)

Un des freins à la multiplication des fondations au Luxembourg est l’interdiction de léguer un parc immobilier. La loi de 1928 sur les associations et les fondations sans but lucratif spécifie que celles-ci ne peuvent « posséder en propriété ou autrement que les immeubles nécessaires à l’accomplissement de leur mission ». (Une fondation peut, par contre, détenir des parts dans une SCI.) Or, le patrimoine du « Luxembourgeois moyen » (800 000 euros, un niveau très élevé qui le place en tête du classement européen) est constitué à plus de 80 pour cent d’objets immobiliers. Une rente locative, argumente la Fondation de Luxembourg, serait parfaite pour financer des projets caritatifs, car elle garantirait une stabilité dans le temps. Le ministre de la Justice, Felix Braz (Déi Gréng), avait laissé entrevoir la possibilité d’une révision de la loi de 1928, mais cela n’avait donné rien de concret. Dans leur papier de réflexion, Bley, Elvinger, Molitor et al. évoquent une « restriction, assurément surannée ». Or, elle a des raisons historiques. L’État voulait ainsi éviter que ne se constituent, via des donations aux congrégations religieuses, des biens de mainmorte échappant ad aeternam à l’impôt.

Bernard Thomas
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