Chômage des jeunes

La colère jeune

d'Lëtzebuerger Land vom 19.10.2006

Dans le programme officiel de la Réunion des étudiants luxembourgeois (Reel) organisée par l'Acel (Association des cercles d'étudiants) jusqu'à demain à Strasbourg, François Biltgen était annoncé pour une rencontre officielle demain samedi. Or, comme le ministre du Travail et de l'Emploi est en même temps président du CSV et candidat à sa propre succession lors du congrès national à Roodt/Syr le même jour, il se fait remplacer par la secrétaire d'État dans le ressort de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Octavie Modert. Il lui reviendra donc de rencontrer – et calmer – des étudiants passablement remontés contre le ministre du Travail. En cause : le projet de loi n°5611, texte omnibus transposant le deuxième paquet de décisions du comité de coordination tripartite en droit luxembourgeois – le texte porte sur onze domaines très différents, allant de la taxe automobile à l'impôt sur le revenu – et modifiant sur plusieurs points essentiels les conditions de droit au chômage des jeunes. Un front assez éclectique d'opposants à cette partie du projet de loi est en train de se former, allant de La Gauche en passant par les sections jeunes de plusieurs syndicats et partis jusqu'à l'Acel. Fait assez rare pour être souligné : l'Acel s'est même rabibochée avec l'Unel, l'Un-ion nationale des étudiants, nettement plus à gauche, les deux organisations s'étant pourtant encore affrontées ouvertement et virulemment lors de la campagne pour le référendum sur la Constitution européenne, l'année dernière. Sept organisations1 de jeunes viennent de publier un appel commun exigeant « le retrait immédiat du projet de loi numéro 5611 ». Pour eux, les mesures prévues dans le projet de loi sont « une tentative de stigmatisation et de précarisation des jeunes de tous les niveaux de formation au sein de la société luxembourgeoise. » Voilà le deuxième point remarquable de ce nouveau front des jeunes : diplômés et non-diplômés, universitaires et personnes en rupture de scolarité se solidarisent et luttent ensemble contre des mesures perçues comme injustes et menant à une précarisation des jeunes demandeurs d'emploi. Dans sa déclaration de politique générale, il y a un an, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) avait annoncé des mesures pour sortir le nombre inquiétant de jeunes du chômage – avec plus de vingt pour cent des demandeurs ayant moins de 26 ans, le Luxembourg se situe au-dessus de la moyenne européenne. Selon lui, les jeunes seraient trop passifs, une fois « bien au sec » dans une mesure pour l'emploi type CAT (contrat d'auxiliaire temporaire), au lieu de chercher activement un contrat fixe, ils attendraient d'être potentiellement embauchés par l'administration publique qui les emploie temporairement. L'Adem (Administra­tion pour l'emploi) regretta revoir beaucoup de jeunes encore et encore après chaque mesure temporaire, jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge nécessaire pour avoir droit au revenu minimum garanti. Or, il s'avéra bien vite que ces « mesures » gouvernementales se traduiraient ni uniquement par une meilleure orientation professionnelle en amont, ni encore par une augmentation des moyens de l'Adem pour mieux aiguiller les demandeurs vers les emplois disponibles, mais surtout par une révision vers le bas des conditions d'accès au chômage. On supprime la carotte pour ne garder que le bâton. Les premières ébauches de ces projets étaient esquissées dans le projet de loi 5501, déposé en automne 2005 (d'Land 47/05 et 12/06). Or, les travaux parlementaires sur ce projet se déroulant en parallèle aux discussions du Comité de coordination tripartite, le Parlement fit supprimer les articles 4 et 5 du projet de loi ayant trait au chômage des jeunes, peu avant le vote, ceci afin d'adapter le texte aux accords du comité, notamment aux demandes du patronat en ce qui concerne la durée des stages en entreprise. On retrouve donc ces mesures de manière souvent presque cryptée, dans ce projet de loi 5611 fort de 88 pages, déposé il y a un mois. Ainsi, l'article 18 du projet de loi abroge le Code du travail dans ses articles L.522-1, L.522-2 et L-522-3 : ce sont les articles ouvrant au jeune ayant quitté ou terminé sa scolarité et étant inscrit à l'Adem depuis 22 respectivement 39 semaines le droit à des indemnités de chômage à hauteur de 70 pour cent du salaire social minimum, soit un peu plus de mille euros. Ce droit est donc aboli, le jeune demandeur d'emploi sera désormais obligatoirement orienté, un mois après sa première inscription à l'Adem, dans un contrat appui-emploi (CAE), qui remplacera les contrats CAT dans le secteur public ou privé, soit dans un contrat d'initiation à l'emploi (CIE) dans le secteur privé, qui remplacent les stages d'insertion. Ces contrats sont conclus soit entre l'Adem et le jeune (CAE), soit entre les trois parties, l'Adem, le jeune et l'employeur, en vue d'une « activation » du demandeur. Pour les CAE, qui ne peuvent dépasser la durée de douze mois, le jeune est « mis à la disposition d'un promoteur étatique » ou assimilé durant 32 heures par semaine, les huit heures restantes étant réservées à la recherche active d'un emploi respectivement à des formations parallèles. Le jeune sera encadré par un tuteur et par l'Adem et gagnera 80 pour cent du salaire social minimum pour travailleur non qualifié (qui est actuellement de 1 503,42 euros) – quelle que soit sa formation initiale. En ce qui concerne le CIE, les conditions pour le jeunes sont comparables, mais à 40 heures par semaine ; en plu, le contrat peut être prolongé jusqu'à 24 mois. Le Fonds pour l'emploi rembourse à l'entreprise 50 pour cent de l'indemnité que touche le jeune (65 pour cent s'il s'agit d'un jeune du sexe sous-représenté dans l'entreprise) ainsi que la part patronale des charges sociales. Le jeune ainsi formé en entreprise a une priorité à l'embauche dans cette société ; après un CIE de 24 mois, accompagné d'une formation qualifiante encadrée par un tuteur, le patron est même obligé de l'embaucher, sous peine de devoir rembourser les aides étatiques. Si toutefois, à expiration de leur CAE ou CIE, les jeunes ne sont pas recrutés par l'entreprise, non seulement ils se retrouvent à l'Adem comme demandeurs d'emploi, mais en plus, l'État leur impose une « période de carence » de six mois (article 15), durant laquelle ils n'ont droit à aucune aide financière. Cette période de carence n'est supprimée que si l'Adem a failli à ses obligations en matière d'orientation ou d'encadrement. Les jeunes qui ne trouvent pas d'emploi à la sortie de leur scolarité et d'une mesure pour l'emploi sont donc pénalisés deux fois de suite et ne peuvent plus guère concevoir une vie indépendante de leurs parents ou tuteurs. Comme la « génération stagiaire » que connaissent l'Allemagne et la France, ils seront obligés de faire un parcours du combattant d'une situation précaire à l'autre. On ne s'étonnera plus de les retrouver à 35 ans encore chez papa-maman. En août de cette année, 1 795  jeunes de moins de 26 ans étaient inscrits à l'Adem, 912 hommes et 883 femmes, ils représentaient 20,3 pour cent des demandeurs d'emploi inscrits. Entre le 1er janvier 2006 et la mi-octobre, 565 jeunes ont profité d'un stage d'insertion en entreprise, 1 021 d'un contrat d'auxiliaire dans le secteur privé et 2 045 un CAT dans le secteur public – les administrations publiques sont souvent les premières demanderesses de cette main d'œuvre bon marché, qui leur permet aussi de contourner le numerus clausus à l'embauche dans leur département. Les nouveaux contrats d'appui-emploi risquent de ne pas y changer grand chose. En tant que troisième mesure, le projet de loi 5611 propose d'orienter les jeunes qui ont décroché de l'école vers le service volontaire – où ils feraient des travaux d'utilité publique contre perception d'un petit « argent de poche », et sans avoir automatiquement droit à une indemnité de chômage à la fin de cette année de volontariat non-plus. Au lieu de rendre l'école attractive, le gouvernement veut visiblement rendre inattractif l'abandon des études. Dans son avis très virulent et très clair sur le projet de loi, la Chambre des employés privés juge que ces mesures constituent une « dégradation inadmissible » de la situation des jeunes demandeurs d'emploi. « En dehors de la détérioration des conditions matérielles des jeunes concernés, cette mesure laisse entendre que les jeunes abandonnent volontairement leurs études afin de pouvoir bénéficier de l'indemnité de chômage. La Chambre des employés privés ne peut aucunement souscrire à cette insinuation, » écrit-elle. L'OGBL, dont le président Jean-Claude Reding est également président de la CEPL, et qui milite très activement contre ces détériorations du statut des jeunes demandeurs d'emploi qu'il considère comme une « politique contre la jeunesse », avait appelé à une grande réunion de concertation hier soir à la Maison du peuple à Esch, toutes les organisations signataires de l'appel y étaient conviées. Le LCGB, qui montre beaucoup de compréhension pour la philosophie du projet de loi – encourager une meilleure orientation vers des emplois stables – rejette néanmoins l'idée d'une période de carence de six mois après une mesure pour l'emploi. « Nous sommes extrêmement unis dans notre position au sein de l'Unel, précise Michel Erpelding, qui revenait même de Paris pour cette réunion de l'OGBL. Nous demandons le retrait de ces mesures concernant le chômage des jeunes et sommes prêts à mener une grande campagne pour cela. » Même son de cloche du côté des Jonk Gréng : Nora Janah, qui a assisté à une entrevue de la Confédération générale de la jeunesse luxembourgeoise (CGJL) avec François Biltgen mercredi après-midi, affirme que le ministre s'est montré immuable sur ses propositions – et est prête à lutter pour les droits des jeunes, qui seront aussi les siens à la fin de ses études. L'ambiance dans le camp des jeunes militants est électrique, à les entendre, ils sont prêts à manifester avec la même virulence qu'ils l'avaient fait contre la guerre en Irak il y a deux ans. Discutée jusqu'à présent à un niveau politique très académique par des hommes d'âge mûr ayant une maison, deux voitures et une bonne assurance-vie, la question prend une toute autre ampleur lorsqu'on la regarde du côté de ceux qu'elle concerne directement. Les moins de 26 ans sont parfaitement conscients de ce qui risque de leur arriver, et ils ne sont pas prêts à se laisser faire. Soudain, on a comme une réminiscence de ce qui est arrivé en France en début d'année, avec le Contrat première embauche (CPE) de Dominique de Villepin, contrat qui devait aussi favoriser l'intégration des jeunes sur le marché du travail. Or, les jeunes ont manifesté durant des semaines en défilant à plusieurs centaines de milliers et en bloquant les universités à Paris et en province, persuadés que ce CPE risquait de les précariser – entre autres par les mesures permettant aux patrons des licenciements secs sans préavis. Ils furent rejoints par les syndicats de salariés, jusqu'au retrait du projet en avril. On ignore encore l'envergure globale de l'opposition qui est en train de se former au Luxembourg, tout comme la détermination du gouvernement à appliquer ces mesures telles quelles. En un premier temps, grâce à Octavie Modert, François Biltgen est sauvé de l'hostilité des jeunes dans l'ambiance cossue du congrès CSV où il risque d'être, au contraire, acclamé.  1 Les organisations signataires sont l'Acel, Déi Jonk Gréng, FNCTTFEL-Landesverband, section des jeunes, Infoladen Schréibs asbl, Life, OGJ (section jeunes de l'OGBL) et l'Unel. Les sections jeunes des partis du gouvernement manquent à l'appel, tout comme le LCGB, qui se montre plus réservé sur la question.

 

josée hansen
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