Entraide administrative en matière fiscale

Un recours sera impossible

d'Lëtzebuerger Land du 17.10.2014

Le 7 octobre 2014, le Conseil d’État a publié son avis relatif au projet de loi n° 6680. Rappelons que ce projet de loi prévoit la procédure que devront suivre les administrations fiscales luxembourgeoises quand elles seront à l’avenir sollicitées par des autorités fiscales étrangères pour exécuter des enquêtes et autres mesures d’instruction, notamment auprès de banques luxembourgeoises, dans le but d’obtenir des informations relatives à des contribuables visées par lesdites autorités fiscales étrangères.

Même si l’abolition du secret bancaire n’est pas une nouveauté, il était jusqu’à maintenant accepté que la mise en pratique de celle-ci et donc l’entraide internationale en matière fiscale devait s’accompagner de certaines garanties et protections, afin d’empêcher des détournements du but, abus ou excès de zèle, et notamment ce que l’on a appelé les fishing expeditions (pêche d’informations tous azimuts). Dans les textes de loi, cela se traduit par la restriction de ne permettre que la recherche des « renseignements vraisemblablement pertinents » pour l’établissement de l’impôt, formule qui se trouve dans tous les instruments bilatéraux ou multilatéraux signés par le Luxembourg, qu’ils trouvent leur origine dans une directive (par exemple la loi du 29 mars 2013 portant transposition de la directive 2011/16/UE), dans un traité international (Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale, signée à Paris, le 29 mai 2013, approuvée par une loi du 26 mai 2014), ou dans les nombreuses conventions contre la double imposition que le Luxembourg a conclues.

L’on aurait pu croire que la logique veuille que si la loi et les traités internationaux prévoient certaines garanties en faveur des justiciables, que ceux-ci puissent les défendre en justice. N’est-ce pas l’idée même de l’État de Droit et de la séparation des pouvoirs : L’administration applique une loi, et les juridictions contrôlent cette application. Or, à l’avenir, un recours judiciaire contre les mesures exécutées par les administrations fiscales luxembourgeoises sera tout simplement impossible dans la majorité des cas.

Le Conseil d’État approuve cette approche, et affirme par exemple, que « [cette philosophie] ne met d’ailleurs pas en cause la protection de la sphère de confidentialité des contribuables ». Ce qui est étonnant quand on pense que la principale nouveauté du projet de loi par rapport à la législation antérieure consiste à supprimer non seulement les moyens de défense, mais encore les moyens pour le justiciable de connaître l’existence d’une telle mesure d’instruction, d’en contrôler la diffusion et donc de vérifier s’il n’y a pas tentative de détourner la procédure de son but. Abstraction faite que les recours permettent souvent aux administrés de communiquer aux administrations des informations et mises en perspective que celles-ci ignoreraient autrement. Les banques et leurs employés seront obligés de mener des entretiens avec le fisc, sans en informer leurs clients, sous peine d’amendes.

Si par exemple, à l’avenir, un gouvernement étranger demande à une administration luxembourgeoise de l’aider à monter un coup contre un citoyen de ce pays en prétextant une enquête en matière fiscale (la matière fiscale s’y prête…), la seule personne qui ne sera au courant de rien ce sera bien ce citoyen visé.

Le Conseil d’État avoue « [qu’une] série de considérations juridiques fondamentales peuvent venir à l’esprit, » en continuant qu’il s’agirait « [d’] interrogations légitimes qui trouvent néanmoins une réponse dès qu’on tient compte des règles dressées par l’OCDE et le Forum Mondial en matière de transparence fiscale ».

Supposer que les autres se tiendront aux « règles » est un peu simpliste. Il faut garder à l’esprit que bon nombre de pays auxquels s’appliquera cette procédure, ne sont pas membres de l’OCDE, et ne se soumettent pas à l’autorité de l’OCDE. Ainsi, par exemple, la Chine a signé la convention concernant l’assistance administrative mutuelle, et devrait à terme bénéficier des mêmes prérogatives en matière de demande d’entraide administrative secrète que par exemple le France ou l’Allemagne. Il en est de même de Qatar ou de la Russie (grâce à des traités de double imposition) qui ne sont pas membres de l’OCDE. Sans oublier que l’OCDE n’est pas une autorité judiciaire, et encore moins une autorité législative. L’OCDE ne produit que des rapports et des recommandations, auxquels l’on se tient ou l’on ne se tient pas.

Le Conseil d’État argumente qu’après tout, un justiciable domicilié dans un État étranger qui fait l’objet d’une demande d’entraide fiscale par ledit État n’a qu’à faire un recours devant les institutions de ce même État. Le Conseil d’État ne se pose pas la question de savoir si un tel recours est disponible ou praticable dans tous les pays visés, et suppose que les concepts de légalité, de l’État de Droit, de la protection de la vie privée sont admis et identiques partout dans le monde.

Ce qui est une conception diamétralement opposée à celle appliquée à l’entraide en matière pénale : en effet, si une demande de perquisition provient de l’étranger, celle-ci est d’abord traitée par le Parquet, qui à son tour, demande à un juge d’instruction de contrôler et exécuter la demande. En matière de demande d’extradition, la personne visée par la demande a également un moyen de contestation de celle-ci. Au contraire, en matière fiscale, tout se passera à l’insu de tout le monde et à l’abri de tout regard dans le plus grand secret. Le Conseil d’État n’y voit rien à redire, arguant que « il est vrai que cette approche se distingue de celle en place en matière d’entraide judiciaire, mais cette divergence s’explique du fait qu’ici on se trouve en matière administrative fiscale ».

L’approche retenue est finalement également une entorse au principe de base de la loi du 7 novembre 1996, qui a créé les juridictions administratives. Selon cette loi, qui, on se le rappellera, avait été introduite en droit luxembourgeois en tant que réaction à une condamnation du Luxembourg devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, il y aurait devant les juridictions administratives, possibilité d’un recours contre strictement toute forme d’acte administratif émanant d’une autorité luxembourgeoise, en cas de « violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés ». Il y aura à l’avenir une exception à ce principe. Espérons qu’elle ne fasse pas école.

Jean-Luc Schaus est avocat à la Cour à Luxembourg.
Jean-Luc Schaus
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