Opéra

Un tiens vaut mieux...

d'Lëtzebuerger Land du 05.10.2018

Quelle joyeuse idée de la part des Théâtres de Ville de Luxembourg que d’inaugurer cette saison opératique par une pièce enlevée, inspirée du folklore britannique et (co)produite avec brio ! Si La Traviata mise en scène par Robert Wilson est certainement très attendue, The Beggar’s Opera présenté la semaine dernière au Grand Théâtre a su imposer son style et ravir par son entrain et la qualité de son exécution un public qui aurait franchement dû être plus nombreux...

Originellement écrite par John Gay en 1728, The Beggar’s Opera est souvent considérée depuis comme la toute première comédie musicale, puisque son argument est articulé autour d’une collection de près de soixante « tubes » de l’époque, toujours très ancrés à ce jour dans la tradition musicale britannique. Il s’agit là d’un portrait plus que d’une réelle histoire, celui d’une bande de brigands et de son entourage – notables corrompus, amis divers et femmes de petite vertu – qui se jouent tous ensemble des codes sociaux et du capitalisme appliqué à leur économie parallèle londonienne. Un seul mot d’ordre : « What’s in it for me ? », qu’est-ce que j’y gagne moi, là-dedans ?

Au centre de ce vaudeville tragi-comique, Macheath incarne parfaitement la petite frappe charismatique et pleine de charme qui attire à lui le succès, les ennuis et les jolies filles. L’une d’entre elles s’est particulièrement amouraché de ce dernier : Polly, la fille des Peachums, les employeurs éternellement véreux et pleins aux as du joli cœur et de sa bande de sympathiques malfrats. Deux problèmes se posent alors : tout d’abord le désaveu des Peachums, qui n’hésite pas à moquer sa fille pour son idéalisme romantique sans valeur marchande et son peu de jugeote, menaçant à tout instant de piéger son fiancé pour récupérer l’argent de la capture ; puis une seconde amoureuse transie, Lucy Lockit, fille du directeur de la prison locale et dont les ébats avec « Mackie » l’ont amenée à tomber enceinte de celui-ci... Sur fond de luttes des classes et d’instabilité politique, le cadre est donc posé pour une succession de situations incongrues et rocambolesques, qui mèneront Macheathe tantôt au pied de la potence, tantôt au gouvernement !

En termes de mise en scène, cette nouvelle interprétation de The Beggar’s Opera produite par le Théâtre des Bouffes du Nord de Paris et dirigée par Robert Carsen et Ian Burton ne déçoit jamais : du décor astucieusement mobile fait à première vue d’un amas de caisses en carton aux chorégraphies très Broadway, avec une touche de hip hop, en passant par les interactions astucieuses entre les personnages : tout semble étudié et exécuté au millimètre avec une qualité d’interprétation remarquable. Le tout fait de ce microcosme aussi joyeux que malhonnête un groupe attachant, malgré leur langage plus que châtié – les Peachums n’hésitant pas à traiter leur fille de vulgaire salope – et leurs addictions diverses – on retiendra lors de la scène finale Peachum et Lockit sniffant impunément une ligne de cocaïne à même le landau d’un des petits bâtards de Mackie...

La musique, enfin, constitue l’autre atout majeur de cette production ; tout d’abord grâce à l’ensemble musical Les Arts Florissants dirigé par William Chistie, qui joue le rôle d’orchestre sur scène, parfois neutre, souvent complice et qui font vibrer avec entrain dans l’air les mélodies « so british » de la pièce originale, faisant la part belle aux sonorités sautillantes des cordes frottées et des flutes. Mais cette nouvelle version de The Beggar’s Opera impressionne également par la force et la précison des voix, de celle très variante de vieille rombière lyrique de Mrs Peachum incarnée par Beverley Klein à celle jeune, assurée et fraiche du Mackie de Benjamin Purkiss. Véritable trésor au cœur de cette action tonitruante, Kate Batter ravi à chaque apparition de Polly avec une voix limpide et brillante, presque « disneyesque », parfaite pour cette pièce.

Grâce à des thématiques toujours très actuelles et à des références contemporaines judicieusement placées çà et là, Robert Carsen a souhaité faire de son Beggar’s Opera une combinaison de satyre assumée et d’excellence musicale. Les deux passent le test haut la main...

Fabien Rodrigues
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