Politique commerciale commune

Le traité qui ne passe pas

d'Lëtzebuerger Land vom 19.07.2019

« Il y a des choses dans lesquelles il ne faut plus investir, des textes que l’on ne peut plus signer ». Pour Nicolas Hulot, c’est le cas de celui conclu le 28 juin entre l’Union européenne et le Mercosur : « Le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. Il faudra d’ailleurs comprendre un jour qu’une des premières obligations va être de relocaliser tout ou partie de nos économies. » Et l’écologiste de lâcher : « Il est fini, le temps où j’arrondis les angles, terminé, j’en ai ras le bol. La mondialisation, les traités de libre-échange sont la cause de toute la crise que nous vivons. »1.

Aux antipodes de l’opinion de Jean-Claude Juncker, jugeant « historique » l’accord signé avec quatre pays sud-américains (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay), la sortie de Nicolas Hulot est révélatrice. Car l’homme n’est ni un gauchiste ni un extrémiste de droite : il fut l’animateur amoureux des grands espaces d’une émission à succès de TF1, avant de se lancer dans le combat écologique en conseillant les présidents Jacques Chirac, François Hollande, puis en devenant, pendant quinze mois, ministre d’Emmanuel Macron. Son coup de gueule est un symbole, celui de la défiance française envers un traité qui ne passe pas.

La contestation apporte en effet son lot de nouveautés : opposés par le passé, agriculteurs et écolos font front commun, sur le mode « N’importons pas une agriculture peu soucieuse de l’environnement dont nous ne voulons pas » ; des plus rebelles à la très raisonnable FNSEA, tous les syndicats agricoles sont vent debout ; tous les partis d’opposition sont aussi contre, du RN au PC en passant par LR, le PS et les Insoumis. Et le plus inédit sans doute, ce sont les virulentes critiques venues du sein même du camp macroniste : « un jour funeste », a tranché l’eurodéputé Pascal Durand, suivi de près par son collègue agriculteur Jérémy Decerle. 72 députés En Marche ont ensuite demandé au gouvernement des « garanties démocratiques, économiques et écologiques ». De quoi faire dire à Nathalie Loiseau et Pascal Canfin, numéros un et deux de la liste macroniste aux élections européennes : « Un vote favorable à la ratification n’est pas acquis ».

Trois sujets posent problème : l’agriculture, l’environnement et la démocratie, qui n’est pas le moindre. Imagine-t-on aux États-Unis, en France ou au Luxembourg, un nouveau pouvoir tout juste élu et, avant qu’il entre en fonction, un pouvoir sortant qui adopte une réforme éloignée du verdict des urnes ? Evidemment non. Or c’est ce qu’a fait l’UE. « Qu’est-ce qu’on envoie comme message aux électeurs des dernières européennes, notamment ceux qui ont voté écolo ? », s’est interrogé le député macroniste Jean-Baptiste Moreau : « cet accord est signé par une Commission européenne en bout de course, sur un mandat de travail qui date d’il y a vingt ans. On a l’impression d’un passage en force. C’est cette Europe-là que les gens ont repoussée depuis des années. Cette Europe-là qui a provoqué le Brexit. Est-ce qu’on continue avec les mêmes âneries qu’on a faites depuis vingt ans ? ».

Au volet agricole, le bœuf, le poulet, le sucre et l’éthanol d’Amérique du Sud, produits dans le cadre d’un agro-business extensif, seront moins taxés à leur entrée en Europe, ce qui fait craindre la déstabilisation de certaines filières, alors que plusieurs usines françaises de volailles ont récemment fermé et que d’autres de sucre sont menacées. Or ces sites ne se trouvent pas dans les centres villes des grandes métropoles mais dans la France périphérique, celle-là même qui a crié sa colère revêtue de « gilets jaunes » l’hiver dernier.

Côté environnement, les opposants au traité ont tôt fait de détricoter le principal argument d’Emmanuel Macron, à savoir qu’il a ainsi forcé le président brésilien Jair Bolsonaro à rester dans l’Accord de Paris sur le climat, alors qu’il menaçait d’en sortir. Mais est-ce le bon critère pour juger de la politique environnementale du Brésil, quand on sait que son président a considérablement accéléré la déforestation et affaibli le ministère de l’Environnement, pour satisfaire les magnats du « lobby du bœuf ». « Nous devrions être en train d’envisager des sanctions internationales contre Jair Bolsonaro, en raison des dérives de sa politique, et nous lui accordons au contraire de nouveaux avantages commerciaux », s’étrangle Mathilde Dupré, de l’Institut Veblen, un organisme d’études sur les transitions écologique et sociale. Sans compter que le Haut conseil pour le climat, créé par Emmanuel Macron, souligne que 38 pour cent des émissions françaises de carbone sont dues aux importations.   

Devant le tollé, le président français a promis une évaluation de l’accord. D’ailleurs, pour le centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT), n’a-t-il pas déclaré le 11 juin à Genève : « Je ne veux plus d’accords commerciaux internationaux qui alimentent le dumping social et environnemental et, en tant que dirigeant européen, je le refuserai partout où je n’aurai pas les garanties sur ce point ». Mais comment, dans ce domaine, accorder encore du crédit à la parole du président ? Pour le Ceta, l’accord UE-Canada, Emmanuel Macron avait institué il y a deux ans une commission qui a rendu des préconisations… dont il n’a nullement tenu compte.

Dans la soirée du 17 juillet, sa majorité devait en effet voter à l’Assemblée la ratification du Ceta, faisant fi des possibilités d’importations de bêtes nourries aux farines animales ou dopées aux antibiotiques de croissance. Quant au « veto climatique », il est bien loin de la proposition qui aurait permis de s’assurer que de futures mesures en faveur du climat ne soient pas attaquées par le privé devant les tribunaux d’arbitrage créés par le traité.   

Un temps, avec le refus de Bruxelles de reconnaître à la Chine le statut d’« économie de marché » ou la modernisation des outils de défense commerciale, on avait pu croire que l’UE atténuait son obsession libre-échangiste. Or avec le Ceta, le Mercosur, l’accord signé avec le Vietnam sans réels progrès syndicaux, la relance de négociations avec les États-Unis ou encore les discussions en cours avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, séparées de l’Europe par la moitié du globe, c’est plutôt d’une fuite en avant dont il s’agit.

On en revient à cette question centrale : faut-il continuer à subordonner la démocratie, l’environnement, la santé… au commerce des grands groupes privés ? Le débat récent sur les pénuries croissantes de médicaments en France est venu rappeler qu’en 1990, 80 pour cent d’entre eux étaient fabriqués en Europe… contre 80 pour cent aujourd’hui en Asie. Quand l’UE se réveillera, ne sera-t-il pas trop tard ?

1 « L’accord avec le Mercosur est complètement antinomique avec nos ambitions climatiques », Le Monde, 1er juillet 2019

Emmanuel Defouloy
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