Fusion Cegedel, Soteg et SaarFerngas

Partition à quatre mains

d'Lëtzebuerger Land du 13.03.2008

Mittal va-t-il réussir, avec Arcelor, sa seconde OPA sur le Luxembourg ? En imposant sa filiale gazière Saar­Ferngas dans le tour de table entre Cegedel et Soteg pour constituer au Luxembourg un pôle énergétique unique, le géant mondial de la sidérurgie a brouillé les cartes. Au point même d’en incommoder une partie du management et du conseil d’administration de Cegedel, lesquels ont éprouvé quelque difficultés à voir dans l’immédiat l’intérêt de cette alliance triangulaire pour leur société. L’animosité initiale pour ce qui leur est apparu comme un raid orchestré par ArcelorMittal avec la bienveillance de l’État luxembourgeois, s’est un peu dissipée, d’après une source proche du dossier. « Les réticences sont en train de se lever car les gens se comprennent mieux », résume cette source. On l’aura compris, la venue de SaarFerngas dans les négociations, n’a pas déclenché un enthousiame fou. Encore moins parmi certains actionaires privés. 

Une fusion des trois groupes énergétiques fait-elle autant de sens que l’État luxembourgeois, actionnaire direct et indirect de Cegedel à 45 pour cent (et de Soteg à 31 pour cent), veut le faire croire (d'Land, 07.03.2008) ? La vision édulcorée d’un « champion de l’énergie », agissant pour le bien public (i.e. sécurité des approvisionnements énergétiques du Grand-Duché et des prix compétitifs) est en tout cas loin de faire l’unanimité parmi les petits actionnaires de Cegedel, société historiquement cotée en Bourse avec un flottant de 17 pour cent. Compteront-ils pour des peanuts comme ils l’appréhendent ? Il faudra sans doute déployer des trésors d’énergie pour les convaincre de la « création de valeur » qu’ils trouveront à apporter leurs actions au futur groupe, qui devrait naître du regroupement de Cegedel, Soteg et SaarFerngas. S’ils auront d’autres choix que celui de s’incliner est une autre histoire. 

La longueur des négociations – deux mois depuis la fuite en janvier du pro­jet baptisé « Moria » dans le Luxem­burger Wort1 et la confirmation de dis­cussions à trois de la part de Cegedel – laisse penser qu’elles s’avèrent plus difficiles que prévu. 

Pour justifié qu’il paraît de prime abord sur un plan industriel – encore que certains doutent ouvertement des synergies à créer –, ce rapprochement doit aussi pouvoir séduire sur le plan financier. Les premiers analystes à s’être penchés sur le dossier et en avoir publiquement informé le public, ne contestent pas les avantages qui pourront se dégager d’un mariage à trois. C’est avant tout le rapport de force qui les préoccupe. Toute la question est de savoir si le gouvernement sera en mesure de réagir pour ne pas laisser Saar­Fern­gas manger la plus belle part du gâteau et s’il le veut vraiment ? Sous pression du sidérurgiste, l’État luxembourgeois va-t-il brader ses 45 et 31 pour cent dans Cegedel et Soteg et les troquer contre un strapontin dans la future entité ? L’équili­bre des forces qui sortiront des négociations à couteaux tirés, fait déjà planer des doutes sur la capacité réelle de défense de Cegedel dans cette intrusion non-sollicitée. L’État super-actionnaire semble lui-même ballotté entre la protection de ses intérêts financiers (sa participation dans Cege­del devrait lui rapporter plus de six millions d’euros de dividende cette année), l’accompagnement d’une multinationale de l’acier qui a son siège au grand-duché et peut-être aussi des intérêts géostratégiques – les regards se tourvent vers Gazprom – qui le dépassent un peu. « C’est normal, temporise un proche du dossier qui souhaite rester anonyme, que chacun tente de valoriser au mieux sa société ». L’obligation que les autorités ont de veiller à ce que chacun soit servi équitablement, petits et grands actionnaires, ne semble pas être en tout cas le principal soucis dans le tour de table, malgré les dénégations des intéressés. Et c’est bien ce qui inquiète certains actionnaires, placés dans la totale ignorance de ce qui se trame entre l’État, ArcelorMittal et les principaux actionnaires des trois groupes à fusionner (E.on, Lux­empart et Electrabel, notamment).

Les minoritaires craignent un Diktat du géant de la sidérurgie avec la bénédiction de l’État. « Ces deux-là monopolisent les évènements », constate amèrement une troisième source proche du dossier, anonyme elle-aussi. ArcelorMittal a jusqu’à présent observé le silence radio sur ses motivations et la stratégie qui est derrière cette alliance dans le secteur de l’énergie, laissant le soin aux autorités luxembourgeoises de s’exprimer sur le dossier.

Pendant que les tractations vont bon train dans les états majors des trois entités promises l’une à l’autre et de leurs banquiers d’affaires2 respectifs pour déterminer la place qu’elles occuperont dans le futur ensemble, la fronde des petits s’organise. Déminor, la société spécialisée dans la défense des actionnaires, en est pour l’heure un des fers de lances. Une lettre a été envoyée à la fin du mois de février au président du Conseil d’administration de Cegedel, Roland Michel, ainsi qu’au président du comité de direction, Romain Becker, pour leur faire part de leur « préoccupation » concer­nant l’avenir de la société et ses tergiversations autour du choix de ses partenaires. Les dirigeants avaient d’abord annoncé en mai 2007 un projet d’alliance avec Soteg et promis d’en dire plus sur leurs intentions dans le courant de l’année 2007. Mais dans l’intervalle, ArcelorMittal s’est invité dans le couple.

Pourquoi le projet initial de rapprochement avec Soteg ne s’est-il pas fait comme prévu ? Quel est l’intérêt pour Cegedel d’avoir inclus le groupe allemand ? « Les motivations du conseil d’administration et du management de Cegedel ne sont pas claires pour les actionnaires », assure dans un entretien au Land Charles Demoulin, un des responsables de Déminor qui dénonce volontiers le « manque de visibilité et de transparence concernant l’avenir de la société » et fait part de ses craintes de l’influence que certaines parties pour­raient exercer pour faire aboutir le deal à leur avantage. Les yeux se tournent évidemment vers Arcelor­Mittal. Le groupe sidérurgique a acquis sa participation de 77 pour cent dans SaarFergas après que Cegedel ait confirmé ses intentions de faire un avec Soteg.

Manœuvre de parachutage destinée à s’imposer dans le jeu ou hasard du calendrier ? Le prix payé par le géant de l’acier pour s’offrir l’opérateur de gaz n’apparaît pas en tout cas très bon marché, ce qui contribue aussi à entretenir les doutes sur ses intentions. L’analyse de Déminor vient en tout cas confirmer celle que fit, quelques jours après l’annonce d’une probable fusion à trois, Gaston Schwertzer, président du conseil d’administration de Luxempart, l’actionnaire privé le plus important de Cegedel avec un paquet de trente pour cent (il fut aussi longtemps le vice-président de Cegedel) : synergies peu évidentes, crainte d’un traitement différencié des actionnaires et peur que l’histoire de Cegedel ne soit déjà écrite et son sort fixé d’avance. Gaston Schwertzer y ajoutait son appréhension au sujet des valorisations « correctes » : « Luxempart, écrivait-il dans une lettre ouverte à Cegedel publiée dans le Wort, devra veiller à ce que les valorisations des sociétés Soteg, Cegedel et SaarFerngas soient correctement établies et les rapports proportionnels aux réalités et aux règles et usages en la matière, sachant que Cegedel est la pierre angulaire de l’industrie de l’énergie au Luxembourg ». 

Une réponse a été adressée cette semaine à Déminor, mais n’a pas contribué à lever tous les doutes sur l’opacité des négociations dans le QG de Cegedel et surtout sur la volonté réelle des dirigeants de l’opérateur d’élec­tricité à vouloir traiter avec SaarFern­gas. Ils donnent ainsi l’impression que ce partenariat leur a été imposé, sans avoir rien à y redire. 

Tenus par des obligations de confidentialité, les dirigeants de Cegedel n’ont pas dit grand chose non plus jusqu’à pré­sent si ce n’est de confirmer l’existence d’études sur le rapprochement et le fait que Cegedel, Soteg et SaarFerngas ont accepté de s’échanger des informations et que ces sociétés se sont offert les services de consultants externes. Du goût des mi­noritaires toutefois, ils n’en ont pas dit suffisamment. En faisant aussi l’éco­nomie de fixer une échéance pour l’aboutissement des discussions qui furent une première fois reportées, ils apparaissent encore plus sus­pects aux yeux des chiens de garde de la bonne gouvernance d’entreprise. Que valent Cegedel, Soteg et Saar-Ferngas ? À ce stade des négociations, les exercices de due dilligence sont en cours. Cegedel, la première des sociétés est présentée comme un « bijou », avec une situation bilantaire solide, un endettement quasi nul, une trésorerie musclée et une capacité à emprunter qui l’est tout autant. Cegedel est donc actuellement en position de force pour imposer sa marque sur le marché de l’énergie. Et pourrait sans doute aussi, si on lui en donnait le loisir, s’autoriser l’ambition, compte tenu de sa situation bilantaire, d’avaler tout cru à la fois Soteg et SaarFerngas. Les analystes de la Banque Degroof (la banque conseil de Luxempart) parlaient au début du mois de mars d’une action vraiment pas chère (aux alentours de 120 euros alors qu’elle cotait 60 il y a un an en Bourse) par rapport à sa fair value fixée à 188 euros. Un niveau qui valoriserait Cegedel à plus d’un milliard d’euros, soit une prime de près de 50 pour cent par rapport à son cours de bourse. C’est énorme.

Crédit Suisse First Boston, la banque qui conseille Cegedel et dont le rapport a fait l’objet d’une fuite dans le Wort, a évalué Soteg à 181,6 millions d’euros et SaarFerngas à 501,6 millions, sur la base du prix d’achat payé par ArcelorMittal au vendeur RAG le 31 août 2007. Une petite anecdote vaut son pesant d’or dans le contexte actuel : le réviseur d’entreprise de Cegedel, Ernest [&] Young, avait exprimé en juillet dernier ses difficultés à boucler son rapport au premier semestre 2007 en raison de la non conformité des comptes de Soteg, conso­lidée dans Cegedel qui en détient une participation directe de 19 pour cent. Soteg, écrit le réviseur, ne s’est pas conformée aux Inter­national Financial Reporting Stan­dards telles qu’adoptées dans l’Union européenne pour ses activités dans le domaine de l’électricité ainsi que pour ses activités spéculatives dans le domaine du gaz. 

Paradoxalement, le gouvernement luxembourgeois soutient que c’est pour mettre Cegedel à l’abri de l’assaut d’un fonds spéculatif aux intentions potentiellement malveillantes que les plans prévoient une sortie de la Bourse de l’action. Les autorités ont-elles pour autant la certitude que SaarFerngas/ArcelorMittal ne sera pas non plus tentée d’agir comme un fonds d’investissement et se sente totalement décomplexé pour vendre sa participation dans le futur groupe énergétique ? Un pacte d’actionnaire est en phase de finalisation, qui servira en quelque sorte de soupape de sécurité en cas d’infidélité d’un des partenaires. 

Ces éléments font donc supposer que les négociations ont déjà atteint un stade avancé. L’inconnue restant encore les parts de chacun dans le nouvel ensemble. L’État ne se laissera pas diluer, affirme un proche du gouvernement. L’Allemand SaarFerngas devra pour celà se délester de certaines actifs non-stra­tégiques, en vendant notamment sa participation de 20 pour cent dans Ferngas Nordbayern GmbH à Eon. Avant ou après la fusion avec Cegedel et Soteg ? Personne ne le sait vraiment. Ce qui ne contribue pas à lever toutes les incertitudes sur le rôle et la position de l’État luxembourgeois, qui n’est sûrement pas, avec Cegedel, à sa première ambiguïté près. 

1 Cette fuite d’informations est passible de relever du délit d’initiés. La CSSF, compétente pour enquêter sur l’origine de la fuite, n’a pas souhaité communiquer sur ce dossier. 

2 Chacune des parties s’est entourée d’une banque d’affaires pour la conseiller : l‘État luxembourgeois travaille avec BNP Paribas, ArcelorMittal avec Banca Leonardo et Goldman Sachs tandis que Crédit Suisse First Boston guide les pas de Cegedel et Morgan Stanley ceux de Soteg. Luxempart s’est payé les services de Banque Degroof et RWE (actionnaire de Cegedel et de Soteg) s‘est offert ceux de Sal Oppenheim. 

Véronique Poujol
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