Campagne électorale

La grande peur de l’invasion

d'Lëtzebuerger Land vom 12.10.2018

Désespérés La dame en tenue de sport est venue un peu en avance. Il fallait le vouloir, parce que, pour trouver la petite salle sous les combles de l’immense centre sportif André Hartmann à Dudelange, il fallait emprunter un dédale de couloirs, d’escaliers et d’entresols, en suivant les affichettes de l’ADR posées à même le sol. Dans la petite salle, trois hommes retraités s’entretiennent avec Pierrette Koehler, la présidente de la section Bettembourg du parti, et Sylvie Mischel, présidente de la section féminine. Devant eux, une grande table blanche en forme de U, devant laquelle trône un énorme calicot du parti, « Är Stëmm fir Lëtzebuerge » (votre voix pour le Luxembourg). Derrière la table, Fernand Kartheiser, député et tête de liste de l’ADR pour la circonscription sud – avec son collègue Gast Gibéryen –, en costume gris impeccable et cravate rouge, consulte ses messages sur son téléphone portable. La femme donc, arrive un peu en avance parce que des amis lui ont dit que peut-être, ce parti pourrait l’aider. C’est qu’elle est sans emploi depuis trop longtemps. D’origine capverdienne, elle est au pays depuis 27 ans et parle couramment luxembourgeois. Elle cherche un emploi pour nourrir ses trois fils, qu’elle élève seule depuis la mort de son mari. Depuis son dernier emploi dans un magasin de vêtements, l’Adem l’a envoyée jusqu’à Wemperhardt, à 90 kilomètres de là – ingérable. Donc elle cherche de l’aide, elle demande juste un travail, c’est tout.

Arrivent Fred Keup, le plus médiatique des candidats ADR, parce que l’enseignant en géographie de Mamer a seulement rejoint – mais pas vraiment intégré – le parti pour ces élections, avec son initiative Nee 2015/Wee 2050 (y amenant son collègue Tom Weidig, qui aime à provoquer sur les réseaux sociaux avec des publications ouvertement xénophobes ou révisionnistes). Keup dit bonjour à tout le monde, le public comme les co-candidats. Qui seront six ce soir, avec aussi Louis Cimolino, président de la section eschoise, et Gast Gibéryen, qui s’assoient dans l’assistance. Dans le public : les trois hommes, deux femmes capverdiennes, trois élèves qui sont venues dans le cadre d’un projet de leur lycée, et deux journalistes. Cela n’indique en rien le raz-de-marée populiste que dépeignent ceux qui craignent un effet Trump/Brexit/AfD au Luxembourg. Bien au contraire. À RTL Radio à midi, le sociologue Fernand Fehlen avait même prédit que l’initiative Wee2050 allait disparaître après les élections de dimanche. En 2013, l’ADR avait atteint 6,64 pour cent des voix (deux points de pour cent de moins qu’en 2009) et trois sièges (contre quatre en 2009, cinq en 2004 et sept à son apogée en 1999), soit deux au sud et un au centre. Ce serait faux de croire que les 80 pour cent d’électeurs qui ont voté non à la question du droit de vote pour les étrangers au référendum de 2015 se reporteraient automatiquement sur l’ADR – d’autant plus qu’à l’extrême-droite, l’attention des électeurs s’éparpille avec l’apparition du nouveau mouvement Déi Konservativ de l’ancien membre ADR Joé Thein. Et que dans le sondage Politmonitor RTL/Wort/TNS-Ilres publié samedi, la question identitaire ne vient qu’à la neuvième position des thèmes qui importent aux électeurs, la langue à la onzième et la cohésion entre nationaux et étrangers à la quinzième.

Alarmisme Fernand Kartheiser se lève. Comme toujours quand il se lève pour s’adresser à son auditoire, aussi modeste soit-il, ce diplomate et ancien officier de l’armée luxembourgeoise reboutonne sa veste pour souhaiter la bienvenue au public, présenter les candidats et faire un rapide survol des thèmes chers à l’ADR dans cette campagne : la croissance économique et ses retombées néfastes sur le trafic et le logement, la chute du niveau dans l’enseignement, l’immigration illégale (surtout les demandeurs d’asile en situation irrégulière hérissent
Kartheiser), la politique familiale et bien sûr la langue luxembourgeoise. À Fred Keup alors le « privilège » de développer des thèses alarmistes : le grignotage de terrain et le mitage dû à la croissance économique, qui appelle toujours plus d’étrangers – 20 000 de plus par an, selon lui, soit 13 000 résidents immigrés et 7 000 frontaliers, chiffres contestés par les ONGs –, une véritable invasion qui culminerait dans une aliénation des Luxembourgeois dans leur propre pays.

Ces Überfremungsängste, selon le terme allemand à la mode, sont illustrés dans un spot publicitaire du parti pour sa campagne électorale : on y voit une femme âgée qui ne se retrouve plus dans sa vie quotidienne parce qu’elle doit parler français à la boulangerie ou chez le médecin. « Même moi, qui ai pourtant fait mes études en France, ne trouve pas les noms pour les différentes parties de mon corps lorsque je suis hospitalisé », affirme Keup. Un deuxième clip montre un jeune couple blond qui regarde, choqué, un grand immeuble résidentiel en construction – « Lëtzebuerg gëtt zoubetonnéiert, esou kann ët net weidergoën », « l’État à un million d’habitants détruit notre qualité de vie, les Luxembourgeois ne sont alors plus qu’une minorité » disent les voix off –, persuadés que la seule perspective qu’ils ont est d’habiter « un petit appartement au septième étage » ou de déménager à l’étranger. Il serait donc préférable, estime Keup, que des entreprises qui risquent de n’embaucher que des étrangers n’aient tout simplement pas d’autorisation de s’établir ici. D’autant plus que le système des retraites est, aux yeux de Keup, une spirale sans fin, demandant toujours plus de cotisants pour pouvoir payer les retraites si élevées au Luxembourg (c’est grâce à sa militance pour une équité entre le secteur privé et public sur les retraites que le parti avait pris son essor dans les années 1990).

Dans ce pays divisé entre Luxembourgeois et étrangers, où les premiers seraient de plus en plus isolés par la menace migratoire, seule la langue luxembourgeoise pourrait sauver la cohésion sociale. Une langue que l’ADR était le premier à défendre, selon eux, leur sujet de prédilection que les autres partis, notamment le DP et le CSV, tenteraient de récupérer à leur compte, surtout depuis la pétition de Lucien Welter pour la langue et ses presque 15 000 signataires l’année dernière. Welter est candidat sur la liste centre de l’ADR. « Ne vous trompez donc pas, insiste Fernand Kartheiser, c’est nous l’original pour la défense de la langue ». La proposition de Déi Lénk d’introduire une alphabétisation en luxembourgeois à l’école, beaucoup plus radicale que la « politique des symboles » (Fernand Fehlen) de l’ADR – qui se vante qu’il fera traduire les panneaux signalétiques –, serait par contre une mauvaise idée aux yeux de Kartheiser, qui n’y voit qu’une manœuvre pour chasser l’allemand de l’école et laisser dominer la « très puissante » langue française. « Et contrairement aux bêtises que l’on entend, nous ne sommes pas contre les autres langues, mais pour le multilinguisme », insistent encore Keup et Kartheiser.

Choix de société Là où les étrangers n’auraient pas d’autre choix que de s’intégrer, voire d’être assimilés, avec l’ADR, les familles devraient être encouragées à opter pour le modèle classique d’un parent restant à la maison pour s’occuper des enfants, avec un généreux Elteregeld (argent parental) de 2 000 euros par mois pour un enfant, 2 750 euros pour deux enfants, etc., « soit sensiblement plus qu’un salaire social minimum », insista Sylvie Mischel lors de sa présentation du volet politique familiale. Cette subvention parentale serait financée par l’argent que l’État économiserait sur les frais de structures de garde si ces enfants restent à la maison. « Gambia dépense beaucoup d’argent pour des foutaises, comme l’achat de quotas de CO2 et le CSV veut une armée européenne qui coûterait très cher – nous par contre avons comme priorité d’investir dans les familles. » « Oui, ajouta Kartheiser, nous sommes d’avis qu’il faut à nouveau faire confiance aux parents pour l’éducation de leurs enfants ».

Et le plastique ? 21 heures, les candidats invitent les huit citoyens dans la salle à poser leurs questions « parce que, en tant qu’élus, nous sommes là pour vous » (Kartheiser). Un homme complètement désinhibé par le discours des pontes du parti s’en prend aux femmes en burqa qu’il est forcé de côtoyer au supermarché et dont il doute de l’hygiène ou est persuadé qu’au moins deux ministres (Schneider et Mutsch) habitent à l’étranger (rumeur niée par Gast Gibéryen). À l’arrière de la salle, les élèves, qui ont passé la soirée à prendre des notes sur leurs pads, demandent la parole. Vont-elles défendre les non-Luxembourgeois ? Plaider pour une attitude plus ouverte ? Non, comme déjà lors de soirées électorales d’autres partis, notamment des Verts, c’est le plastique qui les inquiète. Quelle est la position du parti sur ce sujet ? Allez-vous enfin l’interdire ?

Fernand Kartheiser se lève, boutonne sa veste – mais est visiblement pris au dépourvu. Il bégaye un peu, tente d’articuler le consensus général de tous les partis sur le sujet, qu’il faut l’interdire et faire ce que dit « la science ». « Peut-être que toi, tu en sais davantage, Gast ? » Gast Gibéryen se tourne vers les jeunes femmes et les rassure : que lui est bien conscient de l’effet néfaste du plastique sur l’environnement, parce que sa fille est une militante très engagée pour un monde sans plastique. « Même la moindre chemise en plastique dans laquelle je lui amène son courrier, elle me la rend parce qu’elle ne veut pas de plastique chez elle ». Il affirme que d’ici dix ans, le plastique sera banni partout en Europe. Les jeunes femmes veulent du concret, savoir ce que l’ADR fait vraiment dans ce domaine-là pour ne pas laisser la responsabilité de l’utilisation ou non du plastique aux consommateurs et à l’industrie. « C’est vous qui avez le pouvoir ! » dit l’une d’entre elles. « Et bien, tenez, nous faisons quelque chose », répond Gibéryen : « les stylos avec notre logo que nous distribuons est en briques de Lego recyclées ».

josée hansen
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