À perdre la raison

Ces vies dépossédées

d'Lëtzebuerger Land du 14.09.2012

Digne et insoutenable à la fois, le deuxième plan du film révèle la fin tragique de l’histoire : quatre petits cercueils blancs sont emmenés par un tapis roulant dans la coque d’un énorme avion cargo. Quatre enfants sont morts, et ils seront enterrés ailleurs – « faut les enterrer au Maroc » disait la femme blême, allongée et en pleurs, du premier plan. Tout spectateur un tant soit peu averti saura, avant d’aller voir À perdre la raison de Joachim Lafosse (Nue propriété, 2006), qu’il s’agit d’une adaptation « librement inspirée » d’un fait divers, celui de « l’affaire Lhermitte », ce quintuple infanticide commis en février 2007 à Nivelles en Belgique et dont l’auteure fut condamnée à la prison à perpétuité en 2008. L’information du dénouement du drame placée en prologue du film permet à Joachim Lafosse de supprimer toute tension, et d’aller vers l’essentiel : Comment est-ce possible qu’une mère aimante, toute dévouée à sa famille et à ses enfants, en arrive à leur ôter la vie ? Comment en est-elle arrivée là ?
Flash-back. On voit Mounir (Tahar Rahim, magistral), immigré marocain fier et fougueux, et Murielle (Émilie Dequenne, qui mérite largement son prix d’interprétation reçu pour ce rôle à Cannes cette année), institutrice joyeuse et solaire, qui sont aussi jeunes qu’amoureux. Ils se marient rapidement et ont tout aussi vite des enfants, plein d’enfants. Les questions matérielles ne sont jamais à l’ordre du jour, puisque le docteur André Pinget (Niels Arestrup, incroyable de justesse) se charge de tout. Père adoptif de Mounir, il avait également épousé la sœur de ce dernier, un mariage blanc, pour les papiers, et se voit en bienfaiteur de la famille de Mounir. Au plus tard lorsque Mounir et Murielle lui proposent de les accompagner à leur voyage de noces, que le docteur leur offre en guise de cadeau de mariage, on se rend compte que quelque chose cloche. Père adoptif qui « s’achète » la famille qu’il n’a jamais eue ou amoureux homosexuel inavoué, le docteur André est ambivalent (NB : on imagine mal Gérard Depardieu, initialement pressenti pour ce rôle, interpréter cette bonté inquiétante, cette présence étouffante avec la même prestance de Niels Arestrup).
Murielle, si rayonnante au début de son mariage, s’efface peu à peu dans le huis clos que devient son mariage, cette relation triangulaire faite de soumissions et de dominations : André et son pouvoir financier et moral, Mounir et son pouvoir machiste, entre séduction et violence. Elle s’est complètement coupée de sa famille et de son entourage, n’a que ses enfants qu’elle adore et auxquels elle s’attache de plus en plus dans une relation qui devient fusionnelle. Elle est dépassée par les charges domestiques, sous anti-dépresseurs, enchaîne les arrêts de travail pour invalidité. Alors que son mari, souvent absent du foyer familial, est au Maroc pour soigner sa mère, Murielle se sentira emmurée vivante avec André, grand-père par procuration, qui l’étouffe avec sa présence auprès des enfants et son ingérence dans ses affaires personnelles. Elle n’a pas d’intimité, pas de vie privée, pas de vie à elle.
C’est alors que, à bout, toute seule et sans personne à qui parler, à qui se confier, elle vole un couteau de boucher au supermarché et commet l’indicible. Mettant ses enfants devant la télé, elle les appelle un à un – et les tue de sang froid. Joachim Lafosse filme cette scène de manière magistrale, incroyablement digne. Tout se passe en off, les enfants qui montent un à un, si sages, si attachés à leur mère, qui ignorent forcément ce qui les attend. Murielle se sentait complètement dépossédée de sa vie et était persuadée qu’elle n’avait plus d’autre choix que de se l’ôter complètement. Elle voulait se suicider, mais n’imaginait pas laisser ses enfants aux mains du docteur André. Durant le procès, la « vraie Murielle » racontait comment la douleur du coup qu’elle s’est portée elle-même l’a réveillée et fait prendre conscience de ce qu’elle venait de faire.
Joachim Lafosse ne raconte pas un fait divers. Il scrute les interstices d’une relation, ses fissures, qui s’infiltrent dans une âme et qui mènent vers la tragédie. Pour cela, il se sert des moyens du cinéma : le temps, le plan, la lumière, la bande-son (une musique baroque omniprésente et touchante) – et bien sûr, les acteurs. Emilie Dequenne est radieuse au début et terne à la fin de son calvaire, complètement effacée. Deux scènes-clés montrent ses brisures, sa douleur : ce long plan serré sur son visage, alors qu’elle écoute Femmes, je vous aime de Julien Clerc, seule dans sa voiture et éclate en pleurs. Et cette scène splendide de Murielle essayant de convaincre sa belle-mère de se baigner, toutes les deux en djellaba bleu clair, les pieds dans l’eau et gaies comme des gamines : voilà deux sensations que Murielle a visiblement eues trop peu souvent.
Insidieusement, Jean-François Hensgens cadre toutes les scènes du huis clos familial avec des plans entamés à gauche ou à droite par un mur, une paroi, un cadre de porte – comme si, constamment, quelqu’un espionnait, comme si le spectateur devait prendre physiquement conscience de son statut de voyeur et de son impuissance face au drame. À la fin, ce spectateur n’aura peut-être pas compris le passage à l’acte, mais au moins un peu ressenti la douleur de Murielle. Sans conteste, À perdre la raison, coproduit par Jani Thiltges de Samsa Film et tourné en partie au Luxembourg, est un des meilleurs films jamais financés et créés au grand-duché.

josée hansen
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