Alors qu’il s’apprête à fêter les 25 ans de finacement public, le secteur du cinéma essaie de s’adapter à une augmentation du nombre de producteurs avec un budget d’aides qui stagne à 33 millions d’euros

Eng nei Zäit

d'Lëtzebuerger Land du 27.11.2015

Laura Schroeder travaille sur un long-métrage de fiction, Barrage, qu’elle tournera l’année prochaine, Jeff Desom est en développement avec Dead Noon, Eric Schockmel bientôt en production avec Hugo. Andy Bausch a reçu 1,95 million d’euros pour la production de sa prochaine fiction, Rusty Boys (dans la séance du comité de sélection du Film Fund de cette semaine). Geneviève Mersch, qu’on n’a plus vue depuis son documentaire sur l’aire de Berchem en 2007, est en écriture pour un long-métrage de fiction, qu’elle développe avec Philippe Blasband, appelé Pierre. Julie Schroell enchaîne les tournages de projets plus expérimentaux. Beryl Koltz vient de présenter un documentaire transmédia et le nouveau film de Christophe Wagner, Eng nei Zäit, encore au cinéma, a déjà fait plus de 13 000 entrées. Max Jacoby est de retour, il travaille sur un prochain long-métrage, six ans après Dust, Somebody’s Wife, qui a été doté de 2,37 millions d’euros d’aide à la production en septembre Alexandre Espigares, un des deux réalisateurs du mythique (car ayant remporté un Oscar) Monsieur Hublot, tournera l’année prochaine Croc Blanc, un long-métrage de fiction (trois millions), alors que son co-réalisateur de Monsieur Hublot, Laurent Witz, prépare une série d’animation. Govinda van Maele écrit son premier long-métrage de fiction (Gutland), Donato Rotunno est sur un projet avec Jean Portante (Sara Sara)...

Ce name dropping dans lequel risque de se perdre le non-initié, est en fait la preuve de la vitalité du secteur audiovisuel luxembourgeois. « Lors de notre récente assemblée générale, nous avons fait une rapide évaluation et compté une quinzaine de projets de longs-métrages de réalisateurs et auteurs membres du Lars (Lëtzebuerger Auteuren, Réalisateuren a Scénaristen, asbl) actuellement en développement », se réjouit Yann Tonnar, secrétaire général de l’association. Les créatifs donnent donc clairement un autre son de cloche que les producteurs, pour lesquels le cinéma autochtone traverse une grave crise. Lors des deuxièmes Assises du cinéma luxembourgeois, qui ont eu lieu les 10 et 11 novembre au Tramsschapp, l’Ulpa (Union luxembourgeoise des producteurs audiovisuels) était même prête à faire des concessions sur les montants des aides directes attribuées par film afin de s’assurer que tout le monde ait une chance de survie. « Aux Assises, il n’a été question que d’argent et de montages financiers, note un observateur, on n’a guère parlé de la qualité des films produits. »

C’est que la nouvelle loi sur le Fonds national de soutien à la production audiovisuelle est entrée en vigueur fin 2014. Depuis le début de cette année, le nouveau comité de sélection, réduit à cinq personnes, est en charge et tout le monde semble encore chercher ses repères. Les Fonds a à sa disposition 33 millions euros d’aides directes qu’il investit dans des projets qui lui sont soumis – aides à l’écriture et au développement (jusqu’à deux fois 60 000 euros par film) ou à la production des œuvres (jusqu’à deux millions d’euros ou maximum trente pour cent du budget pour une coproduction minoritaire, jusqu’à 3,4 millions d’euros ou 90 pour cent pour un film d’un réalisateur luxembourgeois). Cette année, le fonds a investi en tout 31 millions d’euros d’aides directes dans une cinquantaine de projets, avec une part croissante de refus liée au nombre de demandes qui augmente de façon exponentielle. « Au début, se souvient Stephan Roelants, producteur de films d’animation depuis vingt ans (Mélusine Productions et Studio 352), on faisait presque des films pour faire des films. Maintenant, le secteur se développe. Je dis toujours qu’il vient à peine de sortir de l’université, il va falloir qu’il se professionnalise désormais ».

Mais voilà : le système d’aides directes est attractif pour beaucoup de producteurs, leur nombre augmente, de nouvelles sociétés de jeunes entrepreneurs se créent, d’autres viennent s’implanter au Luxembourg pour profiter du système. « Il faut dire ce qui est, concède Guy Daleiden, le directeur du Film Fund, ce secteur ne vit que des aides publiques », soulignant toutefois que cet argent sert à faire vivre un millier de personnes travaillant dans le secteur et que la moitié de l’argent dépensé dans les films se retrouve d’une manière ou d’une autre réinvesti dans l’économie locale. Si les critères de sélection d’un projet doivent être ses retombées culturelles, économiques et sociales, et que la qualité doit primer, il n’y a pas d’argument en faveur d’un protectionnisme des anciens et des locaux pur jus par rapport aux projets internationaux. Certes, Bidibul, la jeune société de Lilian Eche, s’est taillée la part du lion des aides reçues en 2015 (4,89 millions d’euros, voir graphique), suivie de la Fabrique d’images (3,5) et de Juliette Films (3,39), laissant derrière elles des acteurs historiques comme Samsa, Paul Thiltges ou Iris, la société de Nicolas Steil, mais c’est peut-être surtout parce que leurs projets étaient plus intéressants aux yeux du comité.

« Les anciennes sociétés voient leur piédestal s’effondrer, mais c’est normal, c’est l’histoire du monde », le résume Stephan Roelants, qui est également vice-président de l’Ulpa et président de la Fédération des métiers de l’animation et de l’image virtuelle. « Le secteur ne se développe pas pour notre nombril, des gens qui viennent et font de la concurrence, c’est la vie ». Mais lui voit la concurrence comme une bonne chose, elle l’encourage à développer de meilleurs projets, de mieux les défendre devant le comité de sélection, qui demande désormais aux réalisateurs et aux producteurs de venir discuter des demandes d’aides.

Si les 33 millions d’euros annuels du Film Fund sont jalousés par d’autres secteurs, c’est parce que le système d’aides directes attribuées de manière finalement assez peu compliquée par un comité léger est diamétralement opposé à ce que connaissent toutes les entreprises qui veulent avoir le moindre coup de pouce de la part du ministère de l’Économie par exemple, et qui doivent passer par des procédures de demandes aussi longues qu’administrativement lourdes à gérer pour des sommes ridiculement modestes. Et, à l’arrivée, ils se font contrôler par de nombreuses instances luxembourgeoises et européennes, qui traquent le moindre faussement de la concurrence par l’intervention publique. L’aide d’État directe au cinéma n’est possible que grâce à « l’exception culturelle » prévue dans les traités européens.

Si l’argent du cinéma est jalousé par d’autres secteurs culturels, c’est parce que pour monter un projet de 10 000 euros en théâtre, musique, arts plastiques ou littérature, le porteur de projet doit faire un parcours du combattant pour glaner mille euros au Focuna, 1 500 au ministère et encore quelques centimes auprès d’un mécène ou sponsor privé. « Je sais que cet argent est contesté, mais quand on donne onze milliards aux banques, personne ne s’étonne », estime encore Stephan Roelants. Avant la réforme de la loi, l’argent versé aux sociétés de production était moins visible : en 25 ans, 409 millions d’euros ont été investis dans le cinéma, mais la plus grosse part de cette aide ne se voyait pas dans les budgets d’État, puisqu’il s’agissait d’une manque à gagner sous forme de certificats à l’investissement audiovisuel (Ciav). En 1999, seuls 1,4 million d’euros étaient des aides directes, augmentant jusqu’à 5,4 millions en 2011.

« Il y a une crise financière dans le secteur, c’est une évidence », affirme le producteur Claude Waringo (Samsa Film et trésorier de l’Ulpa). Il ne ressent pas seulement la concurrence accrue des quarante producteurs devant se partager un gâteau qui n’augmentera pas de sitôt, mais aussi un protectionnisme croissant des pays voisins avec lesquels sa société avait pour habitude de monter des projets de film. « Le Schengen de la production cinématographique est en train d’être aboli », le résume Claude Waringo. La France notamment demandant désormais aux sociétés qu’elle soutient financièrement de tourner dans l’Hexagone. Or, le système à points du Film Fund lie également les aides directes à un certain nombre de conditions, dont l’engagement de professionnels luxembourgeois (techniciens et acteurs) et un tournage d’au moins cinquante pour cent au grand-duché. C’est une des raisons qui ont motivé l’Ulpa à proposer des adaptations du système. Soumises lors des Assises, elles leur permettraient de mieux réagir à la nouvelle situation : les producteurs seraient prêts à faire des coupes de jusqu’à vingt pour cent dans les budgets maxima attribués aux productions minoritaires (donc sur ces deux millions d’euros) et de jusqu’à dix pour cent sur les projets luxo-luxembourgeois, si, en contrepartie, un certain nombre de critères du système à points seront flexibilisés, notamment les conditions de tournage au Luxembourg ou d’emploi de techniciens locaux. En même temps, elle propose un système de « slate funding », par lequel une société de production déposerait un package de trois à cinq projets tout au début de leur développement, demandant une enveloppe globale dont le montant contribuerait non seulement à prévoir les engagements en cours, mais aussi à financer la structure du producteur et ainsi éviter qu’ils doivent courir après des projets quelconques juste pour pouvoir payer les salaires.

En outre seraient introduites des aides plus légères, comme une aide à la production « low budget » de 250 000 euros, qui encouragerait les coproductions avec des films de pays émergeants ou moins riches, notamment d’Europe de l’Est ou d’Afrique, où un film se tourne parfois pour 900 000 euros. Or, ces projets sont souvent avant-gardistes et hypercréatifs, on pense à ce qu’on a pu voir au Cineast par exemple, et tournent beaucoup dans les festivals, mais le système luxembourgeois actuel est souvent trop lourd à gérer pour être attractif sur ce segment. En outre, une aide de 30 000 euros doit permettre aux premiers courts-métrages de jeunes réalisateurs qui se lancent d’exister, alors qu’à l’heure actuelle, le moindre court vaut 120 000 à 150 000 euros. Le Film Fund répond ainsi à une demande de beaucoup de réalisateurs qui sont prêts à travailler avec moins d’argent – pourvu qu’ils aient alors également moins de contraintes. Des réalisateurs qui se réjouissent également de la première conclusion des Assises, qui note que le Film Fund va désormais « miser davantage sur les talents propres et investir dans le développement de projets initiés par des producteurs luxembourgeois ». En gros, cela équivaut à une préférence nationale, qui devra aussi passer par des coproductions, encore développées avec RTL, et une meilleure promotion et distribution (par exemple en cherchant un accord avec Arte ou par une plate-forme de vidéos à la demande). « Tout cela va encourager les producteurs à s’intéresser davantage à ce que nous faisons et à mieux accompagner les films qu’ils produisent », affirme Yann Tonnar. Qui estime également que ces dernières années, la domination du secteur par les seuls producteurs s’est équilibrée, aussi grâce à l’organisation des réalisateurs dans le Lars et des techniciens dans l’Alta, articulant chacun ses revendications auprès du Film Fund. Pour lui, c’est une évidence : « Si nous voulons survivre, nous devons faire du bon boulot ».

En 25 ans dans de métier, Guy Daleiden en a vu d’autres que cette crise-ci. Les faillites de grandes sociétés historiques comme Carousel ou Delux par exemple, laissant sur le carreau non seulement leurs propres employés, mais aussi des centaines de techniciens jamais payés pour leur travail. Ou la contestation de l’activité même du Film Fund en des temps financièrement plus difficiles par des gouvernements n’ayant pas forcément une sensibilité pour le cinéma. « Il y a 25 ans, le Luxembourg n’avait qu’une activité de diffusion, avec notamment les chaînes de la CLT et le gouvernement de l’époque s’est dit qu’il fallait aussi créer du contenu », se souvient-il. À l’époque, « on prenait ce qu’il y avait comme projets », tout passait. Le développement du secteur a aussi comme corolaire une concurrence accrue au niveau de la qualité – ce qui peut, à terme, seulement profiter au spectateur et au patrimoine culturel. Guy Daleiden, membre de l’exécutif du DP, pense aussi toujours en politicien et plaide en faveur des aides au film avec des arguments politiques : retombées économiques et culturelles, voire même nation branding. Un pays qui soutient des films d’animation qui ne sont qu’émerveillement (comme Ernest & Célestine ou Song of the Sea) ne peut pas être qu’un méchant paradis fiscal.

josée hansen
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