Cinéma

L’ère de rien

d'Lëtzebuerger Land du 03.02.2017

La résilience est un concept très évoqué ces dernières années. En psychologie, le terme désigne la capacité de l’être humain de revenir à la vie normale après un évènement traumatisant. Appliqué au cinéma, la résilience est un postulat de départ idéal, un compromis entre le mélodrame et le happy end. La rédemption, ou en tout cas sa quête, fait les beaux jours du cinéma contemporain. La vie nous met le compte, mais si on ouvre les yeux, on y trouve toujours de belles choses, nous martèlent les cinéastes. Et ils ont probablement raison. Or, Kenneth Lonergan, dont le troisième long-métrage Manchester by the the sea vient de sortir, nous tire par la manche pour nous chuchoter tout haut ce que le concept psychologique nous fait penser tout bas : ce qui nous ne tue pas ne nous rend pas forcément plus fort.

Scénariste et co-auteur à succès du début des années 2000 (Mafia blues, 1999, Gangs of New York, 2002), Lonergan a connu une traversée du désert pendant une dizaine d’année. Ce n’était pas l’inspiration et les commandes qui faisaient défaut, mais un désaccord profond avec le producteur de Margaret, film réalisé en 2006 et qui ne sortît qu’en 2011, dans une version reniée par le réalisateur. Manchester by the sea était donc attendu comme une illustration de la lutte de l’âme, le film de la résilience, donc.

Il y est question d’un homme, Lee (Casey Affleck), homme à tout faire dans une banlieue de Boston. On l’attend à Manchester-by-the-sea, petit bled du Massachusetts où son frère ainé vient de mourir d’un infarctus. Les faits se dénouent : Joe (Kyle Chandler) se savait cardiaque, il était séparé d’une femme peu fiable (Gretchen Mol) et père d’un adolescent, Patrick (Lucas Hedges), qui se retrouve sans repère parental. Joe, prévoyant et comptant sur l’ancienne complicité de son fils avec Lee, avait désigné son frère comme tuteur légal. Mais les virées en bateau sont loin, elles font partie d’un temps révolu où Lee vivait avec Randi (Michelle Williams) et où il savait prendre des décisions.

Il s’installe un moment dans la maison de son frère et tente de veiller sur Patrick, ado pas spécialement rebelle, sans savoir quoi faire. Et, subtilement imbriqués, le scénario glisse alors vers des flash backs. Lee, marié à Randi, trois enfants. Un bonheur simple, pas idéalisé non plus : une vie d’avant, quand Lee savait comment se comporter au quotidien. Au fur et à mesure que la cohabitation avec Patrick devient intime, ou en tout cas devrait l’être, le passé de son oncle s’explique. On s’attend à un drame, ça sera pire. L’indicible douleur et la culpabilité enchaînent Lee, une violence silencieuse : où il convient de savoir, dans l’existence, que ce qui ne nous tue pas nous estropie à tout jamais. À Manchester-by-the-sea, Lee fait baisser les yeux et le ton. Le jeune homme suscite l’interrogation : « Lee ? Lee Chandler ? Oh… ». À Manchester-by-the-sea, Lee est obligé de ressentir des émotions, lui, le bloc de rien, à la mono-expression de façade.

C’est cela même que cherche à montrer Kenneth Lonergan: ce soulèvement impossible. La mort de Joe est un passage vers un deuil impossible. Mais jamais l’auteur-réalisateur ne cherche la compassion ou, justement, la rédemption. Les barricades de Lee, sa froideur désinvolte et sa haine de soi à peine dissimulée, sont filmées d’un point de vue extérieur, un choix de Lonergan qui étire longuement sa narration dans la première partie du film. La seconde, l’empathie du spectateur n’est que le fait de lui avoir offert le passé de Lee : la mise en scène et le langage cinématographique n’ont pas bougé. Nous sommes devenus ces gens qui disent : « Lee ? Lee Chandler ? Oh… ». Il n’y a pas de résilience, chez Lee, il est resté debout parce qu’il n’y a rien d’autre. La force du film est de parvenir, dans une cinématographie contemporaine qui fait la part belle à la psychologie, à montrer les mécanismes, presque arbitraires, de la survie de l’espèce humaine confrontée au drame. Lonergan scénariste se dédouble pour devenir Lonergan metteur en scène d’exception, où le rythme des révélations est aussi précis que la subtilité des réactions du personnage interprété par Casey Affleck, qui trouve ici un de ses meilleurs rôles, récompensé par un Golden Globe.

Marylène Andrin-Grotz
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