Un ennemi du peuple

L'homme le plus seul

d'Lëtzebuerger Land vom 20.02.2003

« Les libéraux sont les pires ennemis de l’homme libre ! » affirme le docteur Thomas Stockmann. Et il l’affirme sur une scène luxembourgeoise, gérée et financée par …les libéraux justement. Même si ce n’est qu’anecdotique, cela ne manque pas de sel. Thomas Stockmann, donc, est le protagoniste principal de Un ennemi du peuple, une pièce mineure de Henrik Ibsen (1883), que le Théâtre des Capucins vient de monter en coproduction avec le Théâtre du Chemin Vert et le Théâtre de la Tempête-Cartoucherie de Vincennes, dans une mise en scène de Hervé Dubourjal (Hugoethe).
Après des années de précarité financière, le docteur vient d’être nommé médecin des bains dans sa ville natale, ce qui lui assure une certaine aisance financière, il peut enfin assurer le bien-être de sa femme, de sa fille et de ses deux garçons. C’est alors qu’il découvre que les eaux thermales sont en fait infestées, que les curistes qui, au lieu de guérir, avaient attrapé le typhus, le tenaient de la mauvaise qualité des eaux.
Stockmann, tout fier de sa découverte, veut la rendre publique afin d’y remédier. Or, son frère Peter (Marc Olinger), le préfet de police et président du conseil d’administration des bains, à qui Thomas doit son poste, craint de suite le scandale et veut l’en empêcher, « pour le bien de tous ». En effet, la ville commençait à peine à se construire une petite notoriété et une économie fragile sur ce nouvel établissement thermal. Alors que la presse et « les petits propriétaires » semblaient au début conquis à la cause du docteur – ils pensaient faire éclater la vérité au grand jour afin de provoquer un changement politique dans la ville –, ils retournent vite leurs vestes une fois que le préfet commence à faire jouer son poids politique.
Commence alors une lutte manichéenne entre les frères ennemis, un couple dans lequel Thomas a tous les avantages – l’épouse rayonnante, les enfants, l’érudition, mais aussi la morale, la vérité, l’esprit progressiste – alors que Peter n’a que les désavantages et les défauts : il vit seul, est réactionnaire, obscurantiste, rapace, autoritaire. Le premier est censé représenter l’éthique, alors que le second représenterait la politique. Ibsen, dans son obsession individualiste, montrera le docteur Stockmann comme un homme intègre qui se découvre un ennemi dans « la majorité compacte » ou « silencieuse » du peuple. Peu à peu, par ses tirades haineuses qui répondent à la volonté des notables de la ville d’étouffer l’affaire par peur de pertes économiques, le docteur Stockmann va se mettre tout le monde à dos et tout perdre. Ibsen le montre en héraut de la vérité.
Or, le problème est justement ce manichéisme, qui, au fil de la pièce, vire vers le pathétique. Si, dans la lignée du cinéma actuel, Thomas Stockmann est une sorte de justicier écologiste avant l’heure – une sorte d’Erin Brokovich (Julia Roberts dans le film éponyme de Steven Soderbergh, 2000) ou de Jan Schlichtmann (John Travolta dans A Civil Action de Steven Zaillian, 1998) – luttant tout seul contre de puissants intérêts économiques, le bât blesse du côté de ses convictions politiques.
Car Ibsen se trompe de cible. Dans la Norvège de la fin du XIXe siècle, le communisme ne semble pas encore montrer le bout de son nez. Bourgeois et individualiste au possible, Ibsen veut dénoncer ses pairs, les notables frileux – ces « petits propriétaires » très modérés, représentés par l’imprimeur Aslaksen – mais s’en prend aux « masses compactes », alors que le peuple même n’apparaît jamais, qu’il n’a pas droit à la parole. Ibsen veut dénoncer les opportunistes, avant tout la presse, qui changent d’opinion avec le vent, mais oublie que son personnage principal change lui aussi son fusil d’épaule en cours de route.
En fin de compte, ce qui le rend si antipathique, c’est probablement qu’à aucun moment, il n’a de doute. Thomas est un homme qui n’écoute pas les autres. (Sans évoquer cette caricature d’épouse soumise qu’on a du mal à croire créée par le même auteur que la Nora de la Maison de poupée, pourtant écrite quatre ans plus tôt.)
La motivation première d’Hervé Dubourjal pour le choix de la pièce fut certainement la dénonciation des scandales écologiques (vache folle, amiante etc.). Cela fait un peu mince, pour toute une soirée. Car dramatiquement, voire littérairement, Un ennemi du peuple n’a vraiment guère d’intérêt. Au contraire, elle est, là encore, pathétique. Dans le rôle principal, Pierre Martot amplifie encore ce pathos en jouant de manière singulièrement factice : les « haha ! » sonnent si faux, et le fait de monter à tout bout de champ sur des tables ne fait qu’amplifier le ridicule de ce Jean Nicolas en carton. Alors, les allusions au Christ… (« je ne suis pas comme l’autre ! »), cela fait tout au plus niveau classe d’écriture dramatique d’un collège.
Reste une idée de mise en scène qui fonctionne : celle de mettre, au début de la deuxième partie, les acteurs assistant à la réunion organisée par le docteur dans l’assemblée du public. Et, dans un ensemble d’acteurs qui font tous ce qu’ils peuvent de ces personnages impalpables, symboles sans profondeur psychologique, un seul caractère auquel on s’accroche : Roger Francel en Aslaksen, petit patron frileux qui relègue ses grands idéaux derrière la survie de son commerce… tellement « typësch Lëtzebuerg » qu’il avait forcément tout le public luxembourgeois de son côté.
Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen, mise en scène par Hervé Dubourjal, assisté de Patricia Fichant, décor et costumes : Daniel Jassogne, lumières : Pascal Sautelet, avec : Pierre Martot, Valérie Bodson, Caty Baccega, Marc Olinger, Frédéric Bodson, Jean-François Wolff et Hervé Sogne sera jouée du 22 avril au 18 mai au Théâtre de la Tempête, la Cartoucherie, à Paris ; www.la-tempête.fr

 

 

 

josée hansen
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