Exposition en-ligne

Heartfield, vie et œuvre, une lutte constante

d'Lëtzebuerger Land vom 08.05.2020

Une main ouverte vers notre regard, les doigts écartés, cela pourrait se lire comme un geste de distanciation (en ces temps compliqués). Il n’en est rien. Cette main dit l’énergie, signifie que l’on est prêt à l’action. Elle y invite, ne serait-ce que par le vote tel mois de mai 1928 : le nombre cinq, en l’occurrence est celui de la liste communiste des élections berlinoises. Aujourd’hui, la main de l’affiche de John Heartfield sert d’entrée à la visite en ligne de l’exposition de l’Akademie der Künste de Berlin ; intitulée Fotografie plus Dynamit, elle a dû être reportée. Mais le visiteur n’y perd strictement rien.

Je veux le reconnaître d’emblée, je ne suis pas un amateur de visites sur ligne d’expositions, de musées, ni de reprises de pièces de théâtre ou d’opéras sur le petit (ou grand) écran. Un pis-aller, un ersatz ; au mieux, de quoi réveiller des souvenirs de quelque chose qui a eu lieu pour de vrai, qu’on a vécu pour de bon, comme on peut feuilleter des années après un catalogue. Bien sûr, pas question de se passer des moyens modernes ; avant Malraux et son « musée imaginaire », Walter Benjamin, dans les années trente, avait insisté sur le changement opéré alors par la photographie et le film, les possibilités offertes par la reproduction des œuvres. Et pour Benjamin, la perte de l’aura (dirai-je de l’interactivité, mot galvaudé de nos jours) était compensée par une dimension sociale, collective.

Ce que l’Akademie der Künste a mis sur internet, avec beaucoup d’astuce et de bonheur, a en plus la chance de concerner un artiste, un art pour qui l’unicité de l’œuvre n’existait pas ; ils visaient le public le plus large, et l’impact était entièrement dans l’image même, ça devait frapper au premier coup d’œil, la lutte de John Heartfield tout au long de sa vie, contre toutes sortes d’embûches, le voulait ainsi. Avec les moyens qu’il avait à sa disposition, avec son imagination propre, nourri au dadaïsme, « was fällt ihm alles ein », disait Tucholsky.

Une main, cinq doigts, autant de chapitres. Pour commencer par traiter de la vie de John Heartfield, naissance en 1891, premier exil avec ses parents en Suisse et en Autriche, retour en Allemagne après leur disparition non élucidée, nouvel exil, en 1933, à Prague, puis en 1938, à Londres où il est interné comme « enemy alien », en plus communiste ; après la guerre, en 1950 seulement, retour en Allemagne, en RDA, où il lui faut du temps quand même, et le soutien des Brecht et Heym, pour se faire reconnaître. Parallèlement, dans les trois premiers chapitres, c’est l’art de John Heartfield qui est déployé, sa manière dépliée, que le visiteur peut lui-même suivre à son rythme : les dessins, les affiches, les couvertures de livres, les travaux au théâtre. Comment les uns et les autres sont construits, sont montés, ce qui fait leur force persuasive, leur caractère explosif : il est des montages très complexes, des fois il suffit de peu de chose, on connaît le sapin de Noël, nous sommes en 1934, et ses branches de croix gammées.

Une carte d’Europe suit, et vous cliquez sur telle ville pour connaître les expositions de John Heartfield, en 1935/36 par exemple, à Paris, où il était invité par Henri Barbusse, Louis Aragon et Romain Rolland. À la Maison de la culture, siège du parti communiste allemand, il ne risquait pas que des œuvres fussent décrochées, comme cela était arrivé à Prague après les protestations nazies : « Je mehr Bilder sie weghängen, umso sichtbarer wird die Wirklichkeit », Heartfield avait la repartie prompte et percutante.

L’Akademie der Künste a hérité de la succession de son membre, a en sa possession plus de 6 000 œuvres, et ce qui fait en plus la richesse du fonds. Comme l’inventaire de son domicile Friedrichstrasse, Berlin, ou son livre d’adresses, de 1950 à sa mort en 1968, édité à cette occasion (Quintus-Verlag). On y lit, je termine sur cette curiosité, qu’un projet a existé pour une couverture, en 1961, du magazine Konkret, contact avec Ulrike Meinhof, la rédactrice en chef ; on apprend qu’elle ne fut pas réalisée, projet abandonné faute d’une panne d’auto (sans autre précision).

www.adk.de

Lucien Kayser
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