Vers le Musée Pei – un point de vue partisan 

Une chance laissée passer

d'Lëtzebuerger Land du 14.11.2014

Depuis peu, il est question de fusionner en une seule unité le Musée dit « Pei Musee » et l’institution dite « Casino ». Le Lëtzebuerger Land s’en est fait l’écho dans son édition du 17 octobre 2014. C’est l’occasion de mettre dans son contexte la création des deux établissements, et notamment celle du Musée d’art moderne, ce projet culturel d’envergure sur lequel toutefois les opinions divergeaient dès le début quant à sa vocation, sinon quant à son opportunité.

Souvenons-nous : au cours de son deuxième mandat de ministre des Affaires culturelles (1984-89), Robert Krieps (LSAP) avait ressuscité et revigoré le Conseil national de la culture qui rassemblait les « forces vives » de la scène culturelle luxembourgeoise. Au mois de février 1987, après un large débat au sein de sa plénière, sous l’impulsion de la rapporteure Anne Fabeck, le Conseil a proposé à l’unanimité la création d’un Centre national d’art contemporain. Ce « Centre » – le terme de « musée » est soigneusement évité ! – devait servir de forum à toutes les formes d’activités culturelles contemporaines. Un an plus tard, un groupe d’artistes, de critiques d’art et de collectionneurs ont fondé la Cedac (Association pour la création d’un centre d’art contemporain). Dans les pages du Forum n° 107 de décembre 1988, Lucien Kayser en esquisse l’objectif : « Ein Zentrum zeitgenössischer Kunst, wie es uns vorschwebt, kann selbst-verständlich auch (sic) eine Sammlung anlegen, soll aber vor allem auch Begegnungen, Austausch ermöglichen, Konferenzen veranstalten ».

Le Président du gouvernement Jacques Santer (CSV), ministre des Affaires culturelles de 1984 à 1989 s’évertuait à défendre un projet architectural emblématique ayant vocation de rivaliser avec ceux de l’étranger. Anne Fabeck ne partage pas pareille « vision ». Dans le numéro précité du Forum, elle enfonce le clou : « …Il ne devra pas s’agir de concourir avec d’autres villes par pur besoin de prestige moyenâgeux. (ibidem) ». Pour ce qui est du site, Anne Fabeck renvoyait dos à dos le ministère de la Culture plaidant pour le Kirchberg et la Ville de Luxembourg, qui maintient son option, à savoir le Plateau du Saint-Esprit :« La volonté de créer un tel Centre sur notre territoire prime toute spéculation au sujet de son emplacement ».

À l’approche des élections nationales de 1989, alors que le DP continuait de promouvoir le Plateau du Saint-Esprit comme lieu d’implantation d’un nouveau musée prestigieux curieusement, le programme électoral du CSV passait sous silence son « Pei » encore que celui-ci ait été largement débattu sur la place publique. Les observateurs politiques d’alors s’étonnent : Jacques Santer s’engage corps et âme pour son projet « Pei », mais ce grand projet n’est même pas mentionné dans le programme électoral  du CSV ?

Par contre, la proposition défendue par le Conseil national de la culture et le Cedac figure en bonne place au programme électoral des socialistes : « Wir sind bereit, den Vorschlag des Nationalen Kulturrats (…) aufzugreifen und einen Centre national d’art contemporain einzurichten, der Werke zeitgenössischer europäischer und luxemburgischer Künstler aufkauft und ausstellt. » Suit une précision capitale : « Dieses Zentrum soll das gesamte Spektrum des zeitgenössischen Kunstschaffens umfassen und nicht nur der bildenden Kunst reserviert bleiben. »

En 1989, le programme gouvernemental de la coalition CSV-LSAP retient la vision socialiste : « Le gouvernement préparera la création d’un centre national d’art contemporain qui se consacrera au déploiement des divers secteurs d’activités artistiques et culturelles contemporaines ».

Le gouvernement avait demande à deux spécialistes étrangers de lui soumettre un rapport, une étude de faisabilité avant la lettre, pour un Centre tel que le programme gouvernemental de 1989 le prévoyait. Le professeur Wolfgang Becker et Bernard Ceysson remettent ce rapport au printemps 1990. Ils plaident pour une conception muséale moderne en proposant, avec un espace « collection », de vastes espaces pour les expositions itinérantes, colloques, ateliers, service pédagogique, auditorium, bibliothèque etc. Pour autant, il faut le relever, leur rapport se limite au seul domaine visuel, pictural et plastique, sans ouvrir l’institution à d’autres formes d’expressions culturelles.

Notons encore que Bernard Ceysson insiste sur une triple nécessité : selon lui, il est urgent de mettre en place une équipe de préfiguration pour finaliser la conception de la nouvelle institution. Il faut tout aussi bien lancer un concours d’architecte et « ne pas s’opposer aux débats contradictoires que vont soulever et l’idée même du Musée et, bien entendu, le projet retenu ». Il ne croyait pas si bien dire ! Les « débats contradictoires » ont bien lieu, non seulement dans la presse, mais également au niveau des partis.

Lors de son congrès de février-mars 1992, le LSAP clarifie sa position. Le projet de résolution soumis aux délégués reprenait le programme électoral du LSAP et le pacte de coalition : « Die Sozialisten werden den Vorschlag des nationalen Kulturrats zum Aufbau eines nationalen Zentrums für zeit-genössische Kunst (…) verwirklichen ». Au cours des débats, les interventions étaient « contradictoires » : certains délégués – et non des moindres – ont carrément rejeté ce grand projet culturel. Selon eux, il aurait été inscrit au projet de résolution seulement pour donner satisfaction à Jacques Santer. Et puis : le projet n’était-il pas démesuré ? La priorité ne devrait-elle pas revenir exclusivement à l’infrastructure technique, au réseau des autoroutes notamment, aux infrastructures sportives, ou à la construction d’écoles ? Le congrès ne devrait-il pas décider que, dans les circonstances économiques données, pour une telle infrastructure « culturelle », il faudrait au préalable un référendum national et une nouvelle décision d’un congrès du LSAP ?

J’ai pris le contre-pied : le Centre n’était-il pas dédié à la promotion de l’art contemporain ? Or la promotion de l’art contemporain ne faisait-elle pas partie intégrante de la politique culturelle initiée par Robert Krieps ? Les autoroutes projetées de même que le futur Klenge Kueb repris dans la résolution, allaient coûter des milliards, mais là, aucun délégué ne demandait un référendum, voire même seulement une décision préalable d’un congrès du parti ! Enfin : il n’y avait jamais eu intervention de Jacques Santer pour la très simple raison que notre projet de résolution collait de très près au programme de gouvernement.

Le vote final était clair : certes, le texte retenu par le congrès contenait plusieurs réserves et recommandations politiques appelant à la prudence financière et réclamant un vrai débat démocratique. Mais pour l’essentiel, la ligne de conduite n’était pas remise en question : « Die Sozialisten bestätigen ihr prinzipielles Ja zur Schaffung eines Zentrums für zeitgenössische Kunst ».

Camille Dimmer, alors secrétaire général du CSV, a bien compris la portée de ce vote quand, une semaine après le congrès du LSAP, il écrit dans une Tribune libre du Luxemburger Wort : « Das entbindet die Abgeordneten jedoch nicht von ihrer Pflicht, sich ausführlich mit dem Projekt zu beschäftigen und es ausführlich zu prüfen » (LW du 22 février 1992). Encore que l’architecte Ming Pei ait déjà reçu la commande pour le musée qui allait longtemps porter son nom, Dimmer en appelle au gouvernement et au ministre de la Culture : « Dies entbindet auch die Regierung und den zuständigen Kulturminister nicht, das Konzept des ehrgeizigen kulturellen Projektes vorzustellen und zu verteidigen (sic) ». Il termine par une mise au point : « Die Diskussion um das Pei-Projekt – Konzept und Finanzierung – wird also erst anfangen ». On se souvient bien du titre de sa Tribune libre : « Vernunft ist gefragt ».

Au moment de rappeler de la sorte que son parti n’entendait pas « gober » sans autre procédure la décision du Président de gouvernement, ministre de la Culture, Dimmer a dû savoir que, en 1990 déjà, Bernard Ceysson avait insisté sur certains préalables, essentiels à ses yeux : il fallait lancer un concours d’architecte, soit ouvert, soit sur invitation. Et il insistait : « Il faut mettre en place, dès l’annonce de la mise en œuvre du projet, une structure de préfiguration qui fasse la démonstration de ce qu’apportera à la vie culturelle luxembourgeoise le futur Musée ». En fin connaisseur, Ceysson suggérait de fixer aux architectes « avant qu’ils n’esquissent leur avant-projet, le coût-plafond supportable par les décideurs ». Au congrès socialiste, les délégués eux aussi ont demandé, d’ailleurs avec succès, que, avant de pousser plus loin le projet, les facteurs coût, frais de fonctionnement et autres frais concomitants ultérieurs, soient examinés au même titre que le site, le mode de financement et l’organisation interne de la nouvelle institution culturelle.

Comment conclure ? Pour l’observateur d’aujourd’hui, une décision devrait faire date : l’État avait acquis l’ancien « Casino des Bourgeois » et l’avait retapé pour que, dans le contexte de l’Année culturelle de 1995, il puisse servir de lieu d’exposition pour des œuvres d’art du domaine du « visuel » contemporain. Le Casino n’avait pas vocation d’être un musée, donc de constituer des collections, mais devait servir de « forum » pour des expositions itinérantes ou montées ad hoc. Aujourd’hui encore, le site officiel du Casino est clair et net là-dessus : « C'est en mars 1996, trois mois après la fin de l’année culturelle à Luxembourg en 1995, que le Casino Luxembourg est devenu ce qu’il est aujourd’hui : le premier et unique Forum d’art contemporain au Grand-Duché de Luxembourg dont le but est de présenter les arts visuels de notre temps afin d’en souligner la diversité et la complexité. » Les « décideurs » pouvaient-ils ignorer cette prétention quand ils ont fait avancer le projet de musée dit « Pei » ? La loi d’autorisation pour le Musée Grand-Duc Jean – rappelons-le – a pris force et vigueur seulement en janvier 1997. L’inauguration de la nouvelle institution a eu lieu en 2006, donc à une époque où le Forum d’art contemporain avait largement gagné ses premiers galons !

Je voudrais conclure par une deuxième remarque plus personnelle, amère et « partisane », si on veut, mais à laquelle je tiens : les deux instituions culturelles nouvelles ont fait, chacune, leurs preuves – leurs succès le prouvent à souhait. Mais aucune d’elle ne remplit une vocation que nous avons cru essentielle – à savoir celle d’être un centre d’art moderne intégré pour toutes les formes d’expressions culturelles contemporaines et non seulement pour l’art pictural et plastique. Un tel centre figurait bien dans la déclaration gouvernementale de 1989. Il aurait pu devenir un centre d’excellence européen. Cette chance, que le grand-duché avait en 1989, il l’a laissée passer. Heureusement, bien des institutions culturelles, tant publiques que culturelles, ont comblé les brèches, chacune dans son domaine à elle. N’empêche que mon regret reste entier.

L’auteur était secrétaire d’État (LSAP) au ministère de l’Éducation nationale de 1974 à 1979, membre du Fonds culturel national à partir de 1982 et président du Fonds de 1985 à 1991.
Guy Linster
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