Delux-Studios

L'âge adulte

d'Lëtzebuerger Land du 27.01.2000

Comme pour un jeu de piste ou une marche populaire, de petite flèches en plastic jaunes marquées Delux intriguent le quidam et (dés)orientent l'automobiliste dans toutes les directions. Elles sont destinées aux membres des équipes techniques qui travaillent actuellement sur deux tournage de la filiale appartentant à cent pour cent à la CLT-Ufa et installée à l'ancien Garage américain à Luxembourg-Merl. Durant les premières semaines du mois de janvier, près de 150 personnes se retrouvaient ainsi rue Nicolas Bové ou en tournage à l'extérieur. Les nouveaux bâtiments, avec 150 mètres carrés de surface uniquement destinée à l'administration permettront aussi d'amortir de telles affluences - « on sera moins à l'étroit » rigole Jimmy de Brabant. En temps normaux, ils ne sont que sept personnes employées à temps fixe par la société de production.

Les deux films tournés en parallèle actuellement sont Alias Alias, d'Ahmed Bouchaala, une coproduction Delux, Blue Films Paris et AT Production Bruxelles, et Christie Malry's own double-entry de Paul Tickell, produit en collaboration avec Kees Kasander, Movie Masters (Pays Bas) et Woodline Films (GB). Tourné durant plusieurs semaines au Luxembourg, dont beaucoup en extérieur, et actuellement à Lyon, Alias, Alias parle de l'expulsion des sans-papiers. Le second film, dont le tournage continue au Luxembourg, est l'adaptation d'un scénario original de Simon Bent, basé sur la nouvelle de B.S, Johnson, et entremêle deux histoires parallèles, l'une se passant dans le Londres actuel, l'autre dans l'Italie de la renaissance, celle de Leonard de Vinci. Cette dernière partie se tournera forcément en studio, alors que la partie contemporaine sera tournée en majeure partie en extérieurs : Arbed Dommeldange, usines Zerno et Oberweiss, les pubs George [&] Dragon ou Scott's Pub, la discothèque CafédelaGare et autres lieux similaires.

Pour Jimmy de Brabant, le Luxembourg est idéal pour la production de films, e.a. grâce aux petites distances à parcourir entre les différentes structures. Voilà aussi une des raisons pour le choix de Contern, où le chantier des nouveaux studios va bon train - fin du chantier prévue pour mai de cette année - : en bordure de la ville, Contern est proche des infrastructures hôtelières par exemple, absolument nécessaires si quelque trente à quarante pour cent de l'équipe d'un film vient de l'étranger. Ce qui veut dire aussi que la majorité d'une telle équipe est autochtone : en douze ans d'activité luxembourgeoise dans le domaine de la production cinématographique, le secteur a formé entre 200 et 300 bons techniciens, qui récoltent souvent les compliments des co-producteurs étrangers, comme c'est la cas par exemple de l'ingénieur du son Carlo Thoss, mais aussi des teams de régie ou les menuisiers-décorateurs...

C'est une des raisons pour lesquelles Jimmy de Brabant se réjouit de la santé et de la productivité actuelles de la branche, non seulement chez Delux. Il y voit aussi une récompense pour les années de galère et d'attente patiente que ces techniciens et acteurs ont passées. Et de rappeler l'importance d'un statut viable pour les intermittents du spectacle, pour lesquels aucun système de sécurité sociale ne fonctionne encore. Lors de ses voeux de Nouvel An, la ministre de la Culture Erna Hennicot-Schoepges (PCS) a annoncé que les mesures d'application de la loi votée par la Chambre des députés à la fin de la dernière législature étaient en train d'être finalisées et qu'elles seraient présentées et appliquées dans un avenir proche. Or, si les conditions instaurées par ce statut - notamment les modalités à remplir pour avoir droit au chômage durant les périodes creuses sans activité - ne correspondent pas encore tout à fait aux besoins de ces 200 personnes, le statut aura au moins le très grand mérite d'exister.

« Delux a maintenant atteint une certaine maturité » avait noté Jimmy de Brabant lors de la présentation de presse du projet de construction, le 11 octobre dernier à la CLT-Ufa, et que « il était temps de construire un site professionnel. » Aujourd'hui, il explique que pour lui, cette maturité veut dire qu'il n'y a plus de trous de production depuis un an et demi, que les équipes tournent en permanence. Dans ce sens, tout optimiste qu'il est, il ne voit pas le fait de tourner deux films en même temps comme « exceptionnel ». On pourrait estimer cette activité comme exceptionnelle par rapport au passé, mais pas par rapport au futur, spécule-t-il en rigolant. Et il affirme avoir perdu quelques beaux projets jusqu'à présent parce que les Studios Luxembourg installés dans l'ancienne garage ne correspondaient pas aux besoins, notamment en hauteur. 

Les studios de Contern sont construits selon le state of the art : quatre studios de tournage - 1 250 m2, 760 m2, 460 m2 et 450 m2 - avec une hauteur utile entre huit et treize mètres, complètement insonorisés, un atelier de construction et peinture des décors de 400 m2 dans un bâtiment à part, pour que les bruits ne parasitent pas les tournages, plus 150 m2 de bureaux, des loges, un restaurant. Il s'agit d'un investissement somme toute assez modeste de quelque 200 millions de francs. 

Dan Arendt, le directeur des activités luxembourgeoises de la maison-mère CLT-Ufa y voit une suite logique de la stratégie du groupe, estime que la production audiovisuelle est un important pilier pour le secteur des médias au Luxembourg (lors de la présentation du projet en octobre). La CLT-Ufa se verrait bien proposer plus souvent des tournages à Delux pour approvisionner ses chaînes, par exemple en séries. Pourquoi pas, mais dans ce business, il faut qu'il y ait une logique pour venir tourner ici, estime Jimmy de Brabant. 

« Moi, j'ai aussi des studios à remplir, » explique-t-il, et que quand d'autres sociétés louent les locaux, il n'est que prestataire de service et s'applique à faciliter le travail des autres producteurs. Samsa film ou Tarantula viennent régulièrement tourner là; on se connaît bien, pour entre autre être réunis au sein de l'Union luxembourgeoise des producteurs audiovisuel. Les studios de Contern seront plus grands, donc il faudra plus de productions pour les rentabiliser. Le directeur de Delux n'y voit aucun problème.

Depuis sa création en 1991, Delux a produit onze films de cinéma, quatorze téléfilms et quelque 80 heures de séries télévisées pour un investissement de plus de 100 millions de dollars, dont approximativement la moitié fut dépensée au Luxembourg. Or, Delux ne demande guère d'aides directes à la production au Fonds de soutien à la production audiovisuelle (Fonspa) étatique, mais profite uniquement du système de certificats audiovisuels, anciennement appelés tax-shelter. Pour Jimmy de Brabant, il s'agit là d'une question de principe, d'un choix : il considère que l'aide directe doit être réservée aux films ayant une implication de développement réellement luxembourgeoise, que cette aide doit soutenir la créativité des cinéastes luxembourgeois. 

Les avantages fiscaux ? S'il a fallu attendre le vote de la loi de prolongement du tax-shelter fin 1998 avant de pouvoir convaincre ses actionnaires (c'est-à-dire la CLT-Ufa) de la rentabilité de cet investissement, vu que la pérennité de l'industrie semble garantie à moyen terme, Jimmy de Brabant insiste néanmoins sur le fait que plein d'autres pays disposent de tels mécanismes attractifs. « Au Luxembourg, le système d'aide contre-balance le désavantage de l'absence de chaînes de télévision nationales contraintes à investir un certain pourcentage de leur chiffre d'affaires dans la production. » 

Pour lui, la maturité, c'est aussi être pris au sérieux par les co-producteurs, qui sont devenus en cinq ans - de Brabant n'est arrivé à la tête de Delux qu'en 1995 - de véritables partenaires et reviennent avec de nouveaux projets. Comme Kees Kasander, producteur e.a. de Peter Greenaway : en 1995, Greenaway a tourné son Pillow Book au Luxembourg, en 1998 8 1/2 Women, sélectionné à Cannes l'année dernière ; entre octobre 2000 et mars 2001, le team reviendra pour tourner The Tulse Luper Suitcase, qui sera en fait une trilogie, du même Peter Greenaway. En mai, Adémir Kenovic entamera le tournage de Secret Passage, son troisième film. 

On comprend alors le positivisme de Jimmy de Brabant : le choix des projets n'incombe qu'à lui, il a toute liberté de choisir les scénarii qui lui plaisent. Et la filmographie de Delux prouve son goût pour le cinéma art et essai qu'on ne peut qu'apprécier. 

La semaine prochaine sera tirée la copie zéro de Shadow of the Vampire d'Elias Merhige, la fiction sur le tournage de Nosferatu de Murnau (1922), qui avait fait défiler l'année dernière Nicolas Cage (co-producteur), John Malkovich, Willem Dafoe et Udo Kier dans les châteaux luxembourgeois. La sortie américaine est prévue pour l'été, à en juger le silence évocateur de Jimmy de Brabant, qui sait, peut-être qu'il postulera pour le festival de Cannes 2000.

josée hansen
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