Accès des mineurs au cinéma

La morale et la responsabilité

d'Lëtzebuerger Land vom 19.02.2009

« Ce qui me gêne, résume Nico Simon, administrateur délégué d’Utopia s.a., c’est que l’approche ‘enfants non admis’ est strictement morale, il n’y a rien de scientifique là-dedans ! » La tradition très libérale du Luxembourg a toujours permis à tous les médias destinés à l’export, que ce soit le papier ou la radio- et télédiffusion, de contourner les censures et systèmes de contrôle dans les pays voisins mais encadré de plus près les produits destinés au public national. Aujourd’hui, le classement des films par catégories d’âge est décidé par les exploitants eux-mêmes, qui l’affichent au-dessus des caisses et le diffusent avec leurs programmes hebdomadaires. Cette autorégulation de fait remonte à une quinzaine d’années, depuis que la commission qui, selon la loi de 1922 toujours en vigueur, devait juger les films à l’affiche, ne se réunissait plus, ses membres ayant visiblement été las de l’exercice. 

« Les trois ou quatre dernières années, se souvient Jean-Pierre Thilges, cinéphile, critique de cinéma et toujours en charge de la rédaction des appréciations des films à TeleRevue, j’étais le seul, en tant que secrétaire de la commission, à encore aller au cinéma. Après quelque temps, j’en avais marre de tout décider et assumer tout seul. » La commission est tombée dans l’oubli, plus aucun ministre n’en a composé de nouvelle, et les cinémas, conscients de la demande des parents de pouvoir protéger leurs enfants de la violence et de la pornographie surtout, sont passés à l’autocontrôle, s’orientant soit aux normes des pays voisins ou du pays de production du film – en fait, le plus souvent aux jugements émis par la Commission de classification française, organe du Centre national du cinéma.Au début des années 2000, dans un souci de protection de la jeunesse dans tous les médias, cinéma, télévision, jeux vidéo, le gouvernement créa une commission interministérielle qui analysa ces normes et pratiques en vigueur et les moyens de contrôle possibles. 

C’est d’ailleurs ce qui énerve le plus profondément Nico Simon : « Je crains bien que la politique nous utilise en tant qu’alibi pour pouvoir dire qu’elle a fait quelque chose pour la protection des mineurs, alors que les gens qui découvrent un film au cinéma sont devenus une minorité par rapport à ceux qui les regardent à la télévision, sur DVD ou par Internet. » Ce qui agace les exploitants de cinémas, qui sont en train de se fédérer en une organisation professionnelle (essentiellement Utopia et Caramba, la société de Raymond Massard qui exploite notamment le nouveau CinéBelval), c’est que le projet de loi les rende responsables du respect des restrictions de l’accès. 

Car, certes, le texte affiche une approche libérale, en prônant dès son article premier que « l’accès aux représentations cinématographiques publiques est en principe libre »1, alors que la loi de 1922 « concernant la surveillance des établissements et représentations cinématographiques publics » optait pour une interdiction de principe : « L’entrée des salles de spectacle cinématographique est interdite aux mineurs des deux sexes âgés de moins de 17 ans accomplis ». Mais l’article 7 du projet de loi fixe des amendes pouvant aller de 251 à 25 000 euros dont seraient passibles les seuls exploitants des salles qui n’auraient pas appliqué la diligence nécessaire dans le contrôle de l’accès à leurs salles. Ni les parents, ni les mineurs n’ayant pas respecté ces indications affichées à l’entrée ne seraient coupables. 

Le texte fixe cinq catégories de films : film accessible à tous, puis par échelons au-delà de six, de douze, de seize et de 18 ans. Les mineurs au-delà de douze ans accompagnés d’un adulte peuvent accéder à une catégorie plus élevée. « Je trouve injuste que nous serions les seuls de la chaîne à être sanctionnés, dit Nico Simon. Les cinémas peuvent informer, comme nous le faisons actuellement, mais j’estime que c’est de la responsabilité des parents de contrôler leurs enfants et ce sont donc eux qui devraient être punis ! » Dans son avis sur le projet de loi, la Chambre de commerce s’est d’ailleurs interrogée sur les aspects pratiques de ce principe : Comment contrôler l’accès dans les salles mêmes, alors que le personnel d’un cinéma n’a pas force de police ? Comment contrôler l’âge des clients par exemple, puisque seule la police peut demander à voir une carte d’identité ? Comment contrôler la vente par Internet, puis, une fois sur place, vérifier si l’adolescent entre dans la bonne salle – alors que dans un multiplexe, le personnel d’accueil ne contrôle les tickets qu’une seule fois, dans l’entrée qui mène vers plusieurs salles ? « Les moyens de surveillance et de sécurité draconiens nécessaires pour mettre en œuvre un tel système gâcheraient sérieusement toute visite d’une salle de cinéma et entraîneraient des coûts démesurés, » écrit-elle, estimant « le dispositif envisagé inéquitable et disproportionné ».

À côté de l’autocontrôle, le texte de loi prévoit l’institution d’une « Commis­sion de surveillance de la classification des films », dont la composition n’est pas du tout spécifiée, mais serait précisée dans un règlement grand-ducal. Cette commission pourrait s’autosaisir dans le cas où le classement d’un film ne convenait pas à un de ses membres, et elle pourrait l’être par les ministres de la Famille, de la Culture, le procu­reur d’État ou, selon la dernière mouture, l’Ombudscomité pour les droits des enfants. Car c’est bien l’ORK qui pousse le législateur à prendre des mesures plus conséquentes pour la protection des mineurs, notamment de la violence à l’écran, et, dans son rapport annuel 2005 déjà, regrettait « l’absence de moyens concrets » qui permettraient d’interdire aux enfants et aux adolescents d’aller voir des films destinés aux adultes. 

Conscient de cette demande, le Télé­cran, magazine de télévision du groupe Saint-Paul, publie désormais ses propres recommandations, inspirées du Filmdienst allemand, dans son programme de cinéma Cinécran. Souvent, ses classifications sont beaucoup plus restrictives que celles appliquées par les cinémas eux-mêmes. Ainsi, le policier assez violent Diamant 13 de Gilles Béhal est réservé aux plus de six ans dans les cinémas, alors que Télécran le réserve au plus de seize ans. Lol de Liza Azuelos par contre, une comédie d’amour légère destinée à un public adolescent, est classé « enfants admis » dans les cinémas, alors que le magazine le réserve aux plus de quatorze ans. Si les normes changent déjà de manière si flagrante sur un territoire minuscule comme le Luxembourg, on constate les mêmes différences en Europe, entre la « Freiwillige Selbst­kontrolle » allemande et les commissions néerlandaise, belge ou anglaise. L’idée même d’une homogénéisation des classifications fait d’ailleurs bondir Jean-Pierre Thilges : « En Alle­magne ou en Grande-Bretagne par exemple, les films sont massacrés par ces commissions de contrôle ! » Et les producteurs acceptent qu’un sein nu par-ci et une scène délicate par-là soient enlevés pour que le film puisse être distribué au plus grand nombre.

Car même si Nico Simon, pédagogue de formation, se défend virulemment contre le soupçon que les classifications des cinémas Utopia seraient si libérales pour des raisons commerciales, le marché des films pour enfants et adolescents est un segment essentiel pour les exploitants. Le Top 10 des meilleures entrées 2008 d’Utopia était dominé par Madagascar Escape 2 Africa, puis on y trouve Kung Fu Panda en quatrième et Astérix aux jeux olympiques en cinquième position. Les ouvreuses des cinémas savent en raconter, des histoires de parents en panne de babysitter, qui les ont agressées parce qu’elles osaient leur interdire l’entrée dans un film d’action à déluge d’explosions en THX et autres courses-poursuites et tueries violentes avec leur bébé de quelques mois. « Un enfant en dessous de quatre ans n’a rien à faire au cinéma, les enfants n’ont pas les capacités nécessaires pour assumer ce qu’ils y vivent, » estime Nico Simon. Or, même les enfants plus âgés n’apprennent toujours pas le décodage des images à l’école, tous les projets d’introduire l’éducation aux médias dans les cursus ayant toujours été bloqués ces quinze dernières années. 

Et puis, quel spectateur adulte ne se souvient pas des 400 coups qu’il a faits pour entrer dans un James Bond interdit à son âge ? « C’est un aspect qui m’intéresse fortement, la créativité des gens pour contourner la censure, » raconte l’historien Paul Lesch, spécialisé dans l’histoire du cinéma au Luxembourg, sa production, sa distribution et sa réception. En 2005, il a publié un livre sur la censure, Au nom de l’ordre public et des bonnes mœurs : contrôle des cinémas et censure de films au Luxembourg 1895-2005 (CNA). Ainsi, dans les années 1930, des cinéphiles allemands organisèrent des bus à partir de Trèves pour venir voir All Quiet on the Western Front, l’adaptation au cinéma par Lewis Milestone du roman d’Erich Maria Remarque, interdit en Allemagne pour des raisons politiques. Alors, bien sûr, dans le contexte de la réforme de la loi luxembourgeoise, tout le monde s’interdit le mot « censure », mais ne veut parler que de « protection de la jeunesse ». « Mais dans toute la recherche sur la censure, il est évident que de telles commissions de contrôle font toujours partie de l’arsenal de la censure, » souligne l’historien, qui constate aussi qu’il y a, traditionnellement à la fois des mouvements populaires pour le contrôle de la morale au cinéma et son inverse, ceux qui craignent les excès de la censure.

Le projet de loi, qui est désormais passé de la responsabilité de la commission parlementaire de la Culture à celle des Médias, tout en se voulant le plus léger possible dans son application – « la nouvelle loi devrait se limiter au strict nécessaire, écrit son auteur dans l’exposé des motifs. Il serait, en effet, inopportun d’encombrer le secteur cinématographique d’une législation lourde et compliquée » – pèche par manque de précision. Ainsi, les dispositions comme notamment celle instaurant cette Commission de surveillance de la classification des films, par la généralité de leur formulation, n’enrayent pas suffisamment les risques d’excès de zèle. « Beaucoup dépendra alors des membres de cette commission : si ce sont des gens ouverts et libéraux, il n’y a pas de danger, estime Paul Lesch. Mais s’il y a des moralisateurs, ceux-là pourraient tout aussi bien s’acharner contre un film. » C’est également ce que craint la Chambre de commerce, qui met en garde contre des procédures d’auto-saisine vexatoires. 

Par les temps qui courent, où l’on constate un backlash moral pour tout ce qui est religion, sexe et protection des minorités, cette crainte ne semble pas complètement injustifiée2. Même si, dans le domaine des médias, au moins, le ministre très libéral des Communications, Jean-Louis Schiltz (CSV), semble être un garant pour la sauvegarde d’une certaine ouverture d’esprit. 

1 Cette liberté de principe est ensuite limitée dans le deuxième article, « si le film destiné à être représenté publiquement est susceptible de nuire à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs. L’exploitant doit examiner le contenu du film notamment eu égard aux éléments critiques suivants : violence, horreur, sexualité, discrimin-ation raciale, sexuelle, d’opinion, de religion ou de nationalité, incitation à la haine, abus de drogues ou d’alcool, langage impropre, thématiques sensibles dont le suicide et l’éclatement des familles, impact global du film ou des images projetées. »

2 Significativement, l’appel à davantage de contrôle étatique émanait ces dernières années des groupes politiques plutôt à gauche, Félix Braz (Verts) et Claudia Dall’Agnol (LSAP) ayant interrogé le ministre de la Culture à ce sujet en 2005 et 2006.  

josée hansen
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