Nos pays-voisins ont adopté des procédures de dédommagement conçues pour les victimes de la Shoah. Le Luxembourg non

Anachronisme luxembourgeois

d'Lëtzebuerger Land vom 26.10.2018

Circulez, il n’y a rien à voir ! Voilà le sens de la réponse donnée par le gouvernement au député Déi Lénk Marc Baum, le 25 septembre dernier. Celui-ci avait déposé une question parlementaire au sujet de la discrimination subie par les juifs non-luxembourgeois qui, revenant d’exil ou des camps de la mort, s’étaient vus refuser toute possibilité d’indemnisation pour leurs biens spoliés, aux termes de la loi du 25 février 1950. Le rapport Dostert de 2009 avait déjà pour but d’étouffer toute discussion en concluant que cette loi avait réglé la question des réparations. Il ne faisait que refléter la position des différents gouvernements jusqu’à aujourd’hui.

Les 4 000 juifs vivant dans le Grand-Duché au 10 mai 1940 – parmi lesquels seul un millier était de nationalité luxembourgeoise – ont été particulièrement visés par les mesures de spoliation de l’administration civile allemande. Si le Gauleiter Gustav Simon voulait les expulser dans les plus brefs délais, il comptait au préalable les dépouiller de tous leurs biens. Dès le 5 septembre 1940, les principales mesures économiques antisémites du Troisième Reich étaient appliquées au Luxembourg.

Le Gouvernement en exil avait d’emblée pris conscience du problème. Dans son arrêté du 22 avril 1941, « relatif aux mesures de dépossession effectuées par l’ennemi », il déclarait celles-ci nulles et non avenues. Le 5 janvier 1943, il prenait aussi un engagement international en signant la déclaration solennelle de Londres par laquelle le Luxembourg et 17 autres nations alliées se réservaient le droit d’annuler « tout transfert ou trafic », qu’ils aient revêtu « la forme, soit d’un pillage manifeste, soit de transactions en apparence légales ».

Luxembourg : la non prise en compte de la Shoah

Après la guerre, ces intentions ont bien été traduites en actes mais de manière très timorée. La loi du 25 février 1950 « concernant l’indemnisation des dommages de Guerre » a réservé celle-ci aux citoyens luxembourgeois. Elle ne prend pas non plus en considération ce crime particulier qu’est la Shoah. Cela vaut aussi pour la loi du 25 février 1967, qui a créé le titre honorifique de « Résistant » et conféré « la qualité de victime du nazisme » aux enrôlés de force mais n’octroie aucun statut similaire aux victimes de la Shoah. Celles-ci n’y sont mentionnées qu’à la marge et indirectement, les Luxembourgeois déportés par l’occupant « pour des raisons patriotiques, de race ou de religion » obtenant le droit de prendre en compte les années de guerre dans le calcul de leurs retraites…

Le gouvernement persiste à trouver cette législation suffisante. Dans sa réponse au député Baum, il explique que la loi de 1950 « ne nécessite pas d’être modifiée », puisqu’elle « tient en effet compte ab initio des apatrides et des étrangers ». C’est tout à fait juste, mais sous quelles conditions ? Ceux-ci doivent à la fois avoir vécu au Luxembourg depuis 1930 et avoir rendu « des services signalés à la nation ». Mais comment, par exemple, un commerçant parti sur les routes de l’exode le 10 mai 1940 et à qui les autorités luxembourgeoises ont interdit de rentrer, sur ordre du Gauleiter, aurait-il pu rendre de tels services ? Ou bien un enfant déporté vers le Ghetto de Lodz.

Ces critères limitent drastiquement le cercle des bénéficiaires potentiels. C’était le but recherché. « [U]ne attitude correcte et irréprochable ne saurait suffire, car si nous nous contentions de ce critère, nous ouvririons la porte à l’indemnisation de tous les étrangers », indiquait ainsi le député CSV Tony Biever, rapporteur de la loi, au moment où celle-ci était discutée. La question de savoir ce qu’était un « service signalé », conclut le rapport Dostert, « fut laissée finalement à l’interprétation du ministre compétent qui fit preuve d’un usage assez restrictif en la matière ».

Allemagne : le prix du rachat

L’argument généralement opposé à la révision des lois de 1950 et 1967 est qu’elles répondaient aux standards internationaux de l’époque. Seulement cette époque est révolue. Toutes les grandes démocraties qui nous entourent ont mis en place des procédures d’indemnisation conçues pour les victimes de la Shoah.

L’Allemagne a été la première. Il est vrai que pour recouvrer sa pleine souveraineté et refaire entendre sa voix dans le concert des nations, la République fédérale avait tout intérêt à mettre la main à la poche. En 1956, elle adoptait la Bundesentschädigunsgesetz (BEG), en 1957 la Bundesrückerstattungsgesetz (BRüG). La première loi accordait une pension aux Allemands victimes des persécutions raciales, religieuses et politiques du régime nazi, la seconde visait à rembourser la valeur de biens spoliés dans les pays occupés et parvenus sur le territoire allemand.

Entre 1952 et 1964, la RFA a aussi signé une série d’accords de dédommagement bilatéraux avec Israël et les États d’Europe de l’Ouest, dont le Grand-Duché, à charge pour eux de répartir les sommes reçues entre les catégories de victimes. Au Luxembourg elles ont principalement servi à indemniser les enrôlés de force. Après la chute du Mur de Berlin, l’Allemagne a signé des accords similaires avec les pays d’Europe de l’Est et créé un fonds pour indemniser les anciens travailleurs forcés.

France : la prise de relai de la responsabilité allemande

En France, le débat sur les indemnisations a été revigoré dans les années 1990 par un certain nombre de scandales mais aussi par la reconnaissance de la part du président Jacques Chirac de la responsabilité de son pays dans la déportation des juifs. En mars 1997, le gouvernement français chargeait l’ancien résistant et président du Conseil économique et social, Jean Mattéoli, de former une commission pour étudier l’étendue des spoliations et formuler des recommandations.

Cet événement a encouragé le Luxembourg a créer sa propre commission en 2001. La Mission Mattéoli, n’a cependant pas mis huit ans pour remettre un rapport intermédiaire, comme son homologue luxembourgeoise, mais ans ans pour rendre un rapport final. Elle y formulait des recommandations dont la plupart ont été appliquées par les autorités françaises, notamment :

1) La création d’une Fondation pour la mémoire de la Shoah, au capital abondé par les institutions qui avaient été des rouages des spoliations : État, Caisse des dépôts et consignations, banque.
2) Le versement d’une rente aux orphelins de la déportation.
3) La création d’une commission, la CIVS, chargée de réétudier les dossiers d’indemnisations.
4) L’indemnisation, sans délai de prescription, de tout bien spolié dont l’existence en 1940 est établie.

Seule une recommandation n’a pas été suivie, celle de ne pas envisager de nouvelle indemnisation si un bien avait déjà été indemnisé, par exemple au titre de la BRüG. « Dans ce sens, la République s’est estimée comptable aussi des pillages qui n’avaient pas été de son fait », explique l’historienne Annette Wieviorka, membre de la Mission Mattéoli : « la France, en matière d’indemnisation assure la responsabilité pleine et entière, prenant ainsi le relais de la responsabilité allemande. »

Belgique : de la discrimination à l’indemnisation

La situation en Belgique a longtemps été quasiment identique à celle du Luxembourg : la législation de l’après-guerre ignorait les victimes de la Shoah et n’indemnisait que les citoyens belges, or 90 pour cent des juifs vivant en Belgique dans les années 1930 étaient étrangers. Mais en 1997 le gouvernement belge décidait à son tour de rouvrir le dossier et de mandater une commission présidée par Lucien Buysse, grand maréchal honoraire de la Cour.

La Commission Buysse I a remis son rapport final en 2001. Son évaluation des biens non restitués par l’État, les banques et les assurances a amené ces derniers à verser plus de 110 millions d’euros sur le compte d’une Commission pour le dédommagement. Les modalités de l’indemnisation ont été fixées par la loi du 20 décembre 2001. Elle permettait à toute personne qui avait été domiciliée en Belgique, « à un moment donné, entre le 10 mai 1940 et le 8 mai 1945 », ou à ses ayants droits jusqu’au troisième degré, de déposer une demande de dédommagement pour les biens perdus « suite aux mesures ou pratiques anti-juives de l’occupant ».

Le Luxembourg est à la traîne par rapport à ses voisins. Pourtant le 5 juin 2015, la Chambre des députés et le gouvernement présentaient des excuses officielles à la communauté juive, estimant que « du fait des actes fautifs commis [durant l’occupation], la responsabilité de l’autorité publique luxembourgeoise se trouve engagée ». Au nombre de ces « actes fautifs », était citée « la participation de certaines autorités publiques luxembourgeoises aux spoliations de biens appartenant aux membres de la communauté juive ».

Mais il ne s’agit pas que de fautes ou de responsabilité. La Belgique a réglé la question de l’indemnisation avant même que l’étendue de sa responsabilité ne soit établie – le rapport La Belgique docile a été publié en 2007, six ans après celui de la Commission Buysse I. La France a pris à son compte des responsabilités qui étaient allemandes. Ces pays n’ont pas agi uniquement en fonction de logiques comptables et juridiques, ils ont pris des décisions historiques fortes.

Celles-ci, bien que le crime soit incommensurable, ont eu un coût. Ainsi la France, où vivaient plus de 300 000 israélites en 1940 contre à peine 4 000 au Luxembourg, a accordé presque 520 millions d’euros d’indemnisation en vingt ans. Pour comparaison, le nouveau tramway de Luxembourg devrait coûter 559 millions d’euros et les 32 kilomètres de la Nordstrooss en ont coûté 715 millions. Qu’est-ce qui retient nos gouvernements de se montrer à la hauteur des événements ?

Vincent Artuso
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