Chronique Internet

Plongée dans la militarisation des données personnelles

d'Lëtzebuerger Land du 09.08.2019

The Great Hack, un documentaire proposé par Netflix, éclaire le scandale Cambridge Analytica d’une lumière impitoyable qui, comme le note le site Vox, pourrait bien vous donner envie de « supprimer votre compte Facebook ». Bien qu’il ait bénéficié des témoignages de Carole Cadwalladr, la journaliste du Guardian qui a déterré le scoop l’an dernier, et de sa source Christopher Wylie, ancien data scientist de la firme, le film se concentre sur Britanny Kaiser, l’ancienne responsable du business development de Cambridge Analytica (CA) qui l’accompagne pendant plusieurs mois au cours de ses pérégrinations. La Texane, avec qui le spectateur fait connaissance alors qu’elle sirote un cocktail dans la piscine de son refuge, un hôtel paradisiaque du littoral thaïlandais, assume tout au long de l’enquête une attitude ambivalente, tour à tour sonneuse d’alerte scandalisée par les malversations auxquelles elle a activement participé et inquiète pour son propre sort alors que les révélations sur son ancien employeur s’accumulent. 

Si le film ne fait pas de révélations fracassantes, il n’en campe pas moins un portrait dévastateur de toute l’affaire en montrant comment Cambridge Analytica a joué à fond la carte de la militarisation (« weaponisation ») des données personnelles, avec l’aide de Facebook et au mépris de toute éthique. Il documente les manipulations électorales auxquelles s’est livrée CA dans plusieurs pays du Sud avant de sévir au Royaume-Uni en faveur de la campagne Leave.EU et aux Etats-Unis pour la campagne de Donald Trump. Ainsi, la firme dirigée par Alexander Nix, un brillant opportuniste dénué de tout scrupule, s’est-elle fait les dents à Trinidad et Tobago en 2010. Intervenant en faveur du parti majoritairement indien (UNC), CA y a organisé une campagne intitulée « Do So » visant les jeunes électeurs noirs pour les convaincre de s’abstenir : une campagne cyniquement et exclusivement conçue pour rendre possible une victoire de l’UNC. Si CA s’est vantée de ses succès dans ces pays, elle s’est montrée beaucoup plus discrète après avoir organisé le vol de données de millions d’utilisateurs de Facebook aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne en 2015 et 2016, données utilisées pour viser les électeurs dits « persuadables » dans le cadre de campagnes délibérément clivantes. Au cœur du dispositif, les profils psychologiques réunis grâce aux questionnaires soumis à des millions d’utilisateurs, soi-disant à des fins de « recherche » académique, et modélisés pour permettre notamment, aux Etats-Unis, un ciblage territorial centré sur l’enjeu fatidique des swing states, et, au Royaume-Uni, des micro-campagnes xénophobes pour favoriser le Brexit. 

On voit Britanny Kaiser, avec presque toujours un étrange chapeau de paille vissé sur la tête, préparer sa documentation en vue de son audition devant des législateurs à Washington, découvrant avec délectation qu’elle a encore accès à son calendrier avec lequel elle pourra démontrer la réalité de réunions avec des représentants de la campagne Trump auxquelles elle a participé. On la voit en écran partagé assistant en direct, incrédule, au témoignage de Mark Zuckerberg devant le Congrès. Le film accompagne aussi David Carroll, professeur américain spécialiste des médias qui conseille Britanny Kaiser, alors qu’il lance une plainte au Royaume-Uni pour contraindre CA à lui communiquer les données que la firme possède sur lui. Malgré ces témoignages et démarches, une grande partie des campagnes menées profondément anti-démocratiques et potentiellement illégales de Cambridge Analytica pourraient bien ne jamais voir le jour en détail : au plus fort de la tempête qui a suivi les révélations de Carol Cadwalladr, CA a mis la clé sous la porte, soustrayant à la justice et aux médias une grande partie de son historique et de son « trésor » de données : avant sa dissolution, elle se vantait de posséder 5 000 données sur chaque électeur américain. Sauvegardant et mettant en perspective des témoignages cruciaux sur un scandale dont n’a pas encore vraiment fait le tour, The Great Hack n’en a que plus de mérite.

Jean Lasar
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