Masurca Fogo

Il est question d’amour,

d'Lëtzebuerger Land du 11.12.2015

En 1998, après un année passée en résidence à Lisbonne, Pina Bausch créée Masurca Fogo après avoir exploré les lieux de la ville et s’être imprégnée de tout : mouvements dans les fêtes, les bals et musique cap-verdienne mais aussi fados. 18 ans après sa création et sur plusieurs soirées, l’une des créations de Pina Bausch était présentée à Luxembourg la semaine dernière. Tom Leick, nouveau directeur du Grand Théâtre nous mentionne le fait que jusqu’à présent et malgré le rôle important de la scène luxembourgeoise dans la danse contemporaine, il n’avait pas été possible de programmer l’une de ses créations : problèmes de disponibilité de part et d’autre, puis brutalement la disparition en 2009 de Pina Bausch et le temps nécessaire pour sa compagnie de savoir quelle serait la direction à prendre ou à suivre.

Le monde a changé depuis la date de la création de Masurca Fogo, mais son intérêt réside dans la vision de Pina Bausch et dans l’inspiration qu’elle a su donner aux chorégraphes actuels. Véritable rupture dans l’histoire de la danse, cette création dansée par le Tanztheater Wupperthal poursuit le travail acharné de sa chorégraphe. Un décor de Peter Pabst, une scène blanche, des roches en bord de mer et des aspérités noires, 19 danseurs pendant deux heures de danse.

Ain’t It Funny de K.D. Lang en fond sonore et rappel immédiat des scènes de danse dans Hable con Ella de Pina Bausch tirées de Masurca Fogo. Cette création a été à ce point appréciée par Almodovar et son amitié était telle pour Pina Bausch qu’une à une, des parties de Masurca Fogo nous renvoient au film.

Une femme gémit dans un micro, huit danseurs sont allongés à ses pieds, puis elle est soulevée et poursuit son râle de plaisir jusqu’à l’extase lorsqu’elle tournoie sur une chaise portée par un danseur. Il est question d’amour, sous toutes ses formes, paisibles, tendres, sensuels ou violents, de tours du monde de la danse dans une infinie variété de mouvements et de voyages musicaux. Il est question de femmes, dominantes, abusives, abusées, mères, amantes, romantiques, évaporées, etc.

Sur fond de projections d’images vidéo qui parfois investissent aussi la scène et de musiques aussi variées que le style et la personnalité des danseurs de la compagnie, ces derniers semblent surgir d’une autre réalité. Du fado d’Amalia Rodrigues à la valse brésilienne de Radamés Gnattali, de la musique pour percussions de Baden Powell au jazz de Duke Ellington, Lisa Ekdahl… les danseurs se mélangent à une poule, un morse parfaitement reconnaissable avec ses défenses et ses grandes moustaches et puis se jettent dans une bâche de plastique remplie d’eau et tenue de chaque côté pour faire office de piscine sur la scène.

En 2002, Pedro Almodovar dans son film Hable Con Ella lève le rideau de son film sur un spectacle de danse, une représentation du Café Muller de Pina Bausch avec la chorégraphe et danseuse jouant son propre rôle et termine son film en reprenant encore une fois un passage de Masurca Fogo (danseurs défilant en couple et se déhanchant les uns à la suite des autres) sur Raquel, mélodie cap-verdienne.

Quelques années après, en 2005, Sasha Waltz fera Didon et Enée avec une piscine sur scène. On comprend l’impact et le bouleversement non seulement dans le monde de la danse mais aussi du théâtre apportés par Pina Bausch. Elle s’est coupée de cette histoire de la danse qui était à la fois la sienne et celle de son pays pour constituer un langage nouveau dont il semble à première vue que la caractéristique est la perte du mouvement et de la danse. Véritable subversion du théâtre au moyen de la danse, les danseurs de Pina Bausch ne représentent pas, mais sont et ont une conscience exacerbée de leur corps permettant en sorte une remise en vie des états vécus.

L’expression individuelle des danseurs dans leurs corps et postures si différentes, l’absence d’uniformité au bénéfice de la création source de révélation de l’individu par la voix, le chant, la parole et le mouvement de son corps… si évident que cela puisse paraître en 2015, a pourtant pris 36 ans de travail parfois extrêmement controversé et maintenant tellement plagié. Après ce regard libre et enjoué des années 1998 sur Lisbonne et cette œuvre très accessible humoristique et ludique dans laquelle la présence de l’eau domine, la curiosité de découvrir les autres œuvres moins optimistes de Pina Bausch est bien là.

Emmanuelle Ragot
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