Comment prévoir un retournement économique

À la recherche des signes avant-coureurs

d'Lëtzebuerger Land vom 16.08.2019

« Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir », disait l’humoriste français Pierre Dac (1893-1975). C’est encore plus vrai en matière économique où, pour corser les choses, on a souvent affaire à des « prophéties autoréalisatrices », ce qui signifie qu’il suffit de croire à une prévision pour qu’elle se réalise, surtout dans un sens négatif.

Il est des occasions où la conjoncture économique, sociale et politique permet de prévoir presqu’à coup sûr une dégradation. En ce mois d’août 2019, les perspectives sont pessimistes au niveau mondial en raison des tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine : Goldman Sachs a revu à la baisse ses prévisions de croissance en précisant ne pas s’attendre à un accord commercial entre les deux pays avant l’élection présidentielle américaine de novembre 2020. Pour cause de Brexit, l’économie britannique a connu une récession au deuxième trimestre. La crise politique en Italie laisse craindre la même évolution… sans parler de Hong-Kong.

Mais, paradoxalement, ces cas intéressent peu les experts. Ceux-là craignent par-dessus tout d’être être pris de court par un retournement économique inattendu. C’est pourquoi ils sont en quête permanente de signes annonciateurs d’un ralentissement de la croissance, voire d’une récession ou même d’une vraie crise. Ces efforts ne sont pas toujours couronnés de succès, mais, comme chacun sait, il n’est pas nécessaire de réussir pour persévérer.

La littérature professionnelle et académique foisonne de travaux sur les indicateurs d’alerte. Legg Mason en a identifié une bonne douzaine mais il en existe probablement davantage. Notons d’abord que les experts préfèrent des faits et des comportements effectifs. Ils ne sont pas très portés sur les enquêtes de conjoncture, indices de confiance des ménages et autres indicateurs sur le moral des chefs d’entreprise dont le pouvoir prédictif est réputé faible.

D’autre part, ils ne cherchent pas forcément à connaître la possible relation de causalité qui peut exister entre l’évolution d’un indicateur et celle de l’économie générale. Seule la corrélation les intéresse, idéalement avec un décalage dans le temps qui autorise justement la prévision. Examinons les plus courants.

Dans de nombreux pays les cours des actions font partie des indicateurs avancés de l’évolution conjoncturelle, car pour les économistes la bourse est un domaine où il faut anticiper, et où l’on « achète l’avenir ». Une hausse des cours est considérée comme un bon indicateur de la croissance à venir, et inversement plusieurs études dans les années 80 ont montré que les cours commençaient à fléchir juste avant le début d’une phase de récession économique. Mais de nombreux travaux empiriques et théoriques ont réfuté l’existence de cette relation et au final il ne semble pas y avoir de corrélation évidente entre la croissance économique et le caractère haussier ou baissier des marchés financiers dont la volatilité a tendance à augmenter même à moyen terme.

Le cours de l’or est un autre indicateur-clé. Mi-août 2019, l’once d’or se négocie à environ 1 507 dollars, un niveau qui n’avait plus été atteint depuis 2013. Cela représente une hausse de 26,4 pour cent sur un an, dont 15,8 pour cent sur les trois derniers mois. Or il existe traditionnellement une corrélation négative entre les cours de l’or et la situation économique mondiale, le métal jaune étant une valeur refuge pour les épargnants qui craignent la survenance d’une crise. Ce lien s’est renforcé au milieu des années 2000 : à ce moment les cours de l’or ont plus augmenté en quatre ans qu’ils ne l’avaient fait pendant les trente années précédentes, passant de 415 dollars en 2004 à plus de mille en mars 2008. Le prix de l’once a ensuite quasiment doublé au cœur de la crise, en frôlant les 2 000 dollars en 2011.

La hausse actuelle du cours de l’or peut être interprétée négativement car depuis le premier janvier 2019, elle a été de 17,8 pour cent supérieure à celle des principaux indices boursiers (plus 10,4 pour cent pour le DAX, 12,7 pour cent pour le Dow Jones, 13,3 pour cent pour le MSCI World). Mais la corrélation reste positive et il existe plusieurs bémols.

La corrélation négative n’est pas régulière dans le temps : ainsi entre mars et décembre 2008, l’or a chuté de trente pour cent, en même temps que les marchés d’actions du monde entier. D’autre part la hausse de demande d’or est pour l’essentiel due, non à des investisseurs, mais à des banques centrales, comme celles de Russie, d’Inde, de Turquie et de Chine, soucieuses de moins dépendre du dollar et de la dette américaine. La demande, et donc le prix, sont aussi dépendants de décisions de pays comme l’Inde, le plus important acheteur d’or au monde (avec mille tonnes par an). En 2012 puis en 2016, ce pays a instauré une taxe sur les importations d’or dans le but de réduire son déficit commercial et d’éviter la thésaurisation.

L’évolution des cours des matières premières est plus difficile à interpréter. Une chute des prix peut laisser présager une stimulation de la croissance. Mais on peut aussi la voir comme le signe d’une diminution de la demande et comme l’amorce d’un retournement. Le cas du pétrole corrobore la première hypothèse. Une étude de la Fed de New-York sur la chute du cours du baril de Brent en 2018 (moins 27,3 pour cent entre début juillet et début décembre) montrait que le ralentissement de la demande n’expliquait qu’un cinquième de la baisse, l’essentiel étant dû à la politique de production des pays exportateurs. Une autre étude a montré qu’au bout de deux ans, un repli permanent de 25 pour cent des prix du pétrole a un impact positif d’environ un pour cent sur le niveau du PIB réel aux Etats-Unis et de 0,7 pour cent en zone euro.

Les autres matières premières illustrent plutôt le second cas. Ainsi la Banque d’Angleterre a démontré que « les prix des métaux sont fortement et rapidement corrélés à l’activité économique mondiale et constituent un bon élément de prévision des mouvements à court terme du PIB ». Ce lien, significatif du point de vue statistique, ne lasse pas d’inquiéter quand on observe l’évolution récente des cours. Sur un an, et en mettant à part l’or et l’argent, seuls ceux du nickel et de l’uranium ont augmenté. Les prix de tous les autres métaux importants ont stagné (plomb) ou baissé dans des proportions parfois importantes : moins quatorze pour cent pour l’étain, moins 25 pour cent pour l’aluminium et même moins trente pour cent pour l’acier. La baisse des prix des métaux annonce peut-être le ralentissement de la croissance mondiale.

Mais l’indicateur qui paraît le plus convaincant est connu sous le nom « d’inversion de la courbe des taux ». Dans une situation normale, pour autant que cet adjectif ait un sens, les taux d’intérêt à long terme sont supérieurs aux taux à court terme. C’est logique pour les économistes, pour qui l’intérêt est « le prix du temps ». Mais quand la différence s’amenuise, et a fortiori quand les taux longs deviennent inférieurs aux taux courts, c’est un signal très défavorable.

Aux États-Unis, la différence entre le rendement à dix ans et le rendement à un an des titres du Trésor américain, qui était jusqu’alors positive, est récemment devenue négative, ce qui s’explique entre autres par une forte demande d’obligations. Les titres de dette américaine font figure de valeur refuge en raison des craintes liées au contexte géopolitique. Et quand la demande augmente, le rendement tend à baisser.

Dans le passé, cette situation s’est produite environ un an avant chacune des neuf récessions enregistrées dans ce pays depuis 1955 par le National Bureau of Economic Research. Mis en évidence dès 1965, le phénomène a surtout été étudié à partir des années 80 et il a été également observé dans la zone euro. À noter que début août 2019, l’Allemagne, dont la croissance ralentit pourtant pour des raisons structurelles, et qui empruntait déjà à un taux de moins 0,5 pour cent à dix ans, emprunte désormais à taux négatif à un horizon de trente ans.

Avant la crise de 2008, plusieurs personnalités comme Alan Greenspan, alors à la tête de la Fed, avaient pourtant estimé que le pouvoir prédictif de la courbe des taux avait largement disparu et que les circonstances étaient différentes en raison des changements structurels intervenus dans le temps. Les taux à court terme dépendant largement des politiques conjoncturelles, les institutions en charge (Fed ou BCE par exemple) peuvent toujours intervenir pour « redresser » la courbe. Mais leur marge de manœuvre est très faible. En zone euro elle est quasi-inexistante contrairement aux Etats-Unis où Donald Trump exerce de fortes pressions sur la Fed.

Malgré cela, début août, l’écart entre les rendements de titres du Trésor américain à trois mois et à dix ans a atteint moins 32 points de base (soit 0,32 pour cent) son niveau le plus élevé depuis 2007. Bien qu’il soit en territoire négatif depuis des mois, il s’est brutalement creusé, avivant les craintes d’un retournement. Dès le printemps 2019, des experts belges* considéraient déjà que, selon la courbe des taux, il existait une probabilité de 45 pour cent que les États-Unis basculent en récession entre les douze et 18 mois suivants, c’est-à-dire au milieu de l’année 2020.

* Bruno De Backer, Marjolein Deroose & Christophe Van Nieuwenhuyze, « Is a recession imminent? The signal of the yield curve », Banque Nationale de Belgique, NBB Economic Review, mai 2019.

Georges Canto
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