Le placement des enfants et l’intervention des forces de l’ordre

La force de la loi ou la loi de la force

d'Lëtzebuerger Land du 01.11.2013

Quand j’ai pris mes fonctions de directeur à la Fondation Kannerschlass il y a 25 ans, une pratique courante était que dans le cas d’un placement judiciaire en institution, la police exécutait la mesure en allant chercher les enfants ou les adolescents au domicile des parents, à l’école,... Ils étaient ensuite amenés dans un des centres d’accueil qui eux ne se posaient pas trop de questions sur cette façon expéditive de séparer les enfants de leurs parents : à l’époque on pensait qu’il fallait tout faire pour éviter que de « mauvais parents » aient trop d’influences sur leurs enfants.

25 ans plus tard, je me rends compte combien les choses ont changé. Beaucoup de progrès peuvent être énumérés. Tout le monde essaie d’apprendre, du moins de se convaincre, qu’une mesure prise pour un enfant et contre les parents a moins de chances d’aboutir. Il y a aussi une plus grande prudence par rapport aux placements, même si le taux reste fort élevé. Nous nous questionnons de plus en plus souvent par rapport à l’intervention du judiciaire, ou peut-être devrais-je écrire sur les raisons qui font que tant de professionnels font appel au judiciaire pour, comme on aime si bien le dire, contraindre les parents à accepter une aide. Sur ce point rien ou très peu a changé : le judiciaire reste le passage privilégié par les professionnels pour la plupart des placements. Loin de moi de vouloir remettre en question le rôle et la place du judiciaire, mais j’estime que son intervention doit être limitée aux situations d’enfants et d’adolescents qui sont en grand danger et où seul le juge est en mesure d’intervenir. Trop recourir au juge banalise son intervention et tue la justice en fin de compte !

On parle beaucoup de « déjudiciarisation », mais je doute que cela puisse se faire si l’on ne réussit pas à améliorer l’architecture des services de prise en charge et aussi de rendre ces services plus efficaces. Sur ce point il faut se rendre compte que nous avons sur les vingt dernières années développé de nombreuses structures d’aide, mais il y a eu croissance inflationniste et chaotique et l’on a oublié d’organiser ces structures. Aujourd’hui, on s’affaire à mettre en place des stratégies de coordination pour mieux gérer cette pléthore : l’Office national de l’enfance (ONE) est un organisme important dans ce sens, le plus important. Or, il manque cruellement de moyens et de ce fait contribue à maintenir, voire à aggraver les problèmes. En outre l’ONE a réussi en peu de temps à créer une énorme bureaucratie autour de la prise en charge : la lourdeur a un effet asphyxiant. Le travail social est devenu beaucoup plus cher !

J’ai une boule de cristal que je consulte régulièrement et qui dispose de deux programmes : l’un prédit l’évolution positive, l’autre négative. Pour l’évolution positive, je décèle une meilleure coordination autour des situations difficiles et aussi qu’avec le temps, on peut observer un allégement du carcan bureaucratique : beaucoup des difficultés initiales ont été amorties. Quant au programme négatif, je vois des évolutions qui coulent de source : les directeurs et gestionnaires des institutions sont tous devenus des comptables aguerris, ils savent tous manier d’impressionnants programmes comptables. Toutes ces personnes ont remplacé dans leurs bibliothèques les classiques des sciences de l’éducation et du travail social par de savantes encyclopédies qui les initient aux secrets des plans comptables.

On ne sait plus faire la différence entre un gestionnaire et un responsable de service : les uns et les autres se voient comme des experts du terrain. Quant aux intervenants de première ligne, ce sont de braves soldats qui s’exécutent, le regard braqué sur leur montre. L’expérience de travail est devenu un handicap et les intervenants plus âgés courent le risque de ne plus trouver d’emploi, car « ils coûtent trop cher », comme on aime si bien le dire. Fait consternant : dorénavant il faut savoir que la misère psychologique, la difficulté relationnelle et éducative, la pauvreté se mesurent en termes des coûts que représente l’intervention d’un professionnel. Les grands projets de justice sociale qui étaient le propre de notre engagement n’existent plus que dans les historiques.

Pour en revenir à la question de l’intervention de la police : rien ou peu a changé dans cette façon d’exécuter des mesures de placement en faisant intervenir la police. La police intervient au domicile des enfants, dans les maisons-relais, dans les écoles fondamentales ou alors post-primaires. Les policiers ont pour consigne d’intervenir en costume civil et avec une voiture banalisée. J’entends, et de façon régulière, que cela n’est pas toujours le cas ! Je ne veux pas trop m’étaler sur cette question, car, même si elle est importante, elle risque de nous détourner de la critique générale qu’il faut faire et qui, elle, touche au fait que la police doit intervenir dans pratiquement tous les cas. Les policiers ne font qu’exécuter un ordre qui leur est transmis par le parquet. Donc pour le dire clair et net : eux n’y sont pour rien !

Si j’ai bien compris l’agencement des procédures, le parquet a pour tâche de veiller à ce que la mesure qui est ordonnée par le juge soit mise en place. Si les policiers sont aux ordres, il faut bien reconnaître que les parquetiers eux aussi ne font qu’exécuter une mesure et sont dans la logique du fonctionnement du judiciaire. Conclusion : le parquet ne fait rien qui ne soit pas prescrit dans les textes. Là aussi : ils n’y sont pour rien !

Donc nous arrivons au juge de la jeunesse : celui-ci évalue une situation sur la base de rapports qui lui ont été adressés et aussi dans un certain nombre de cas à la suite de rencontres avec les parents et les enfants. L’appréciation du juge se fonde sur une intime conviction et cela le porte à prononcer un jugement. Donc à bien y réfléchir : le juge ne fait que son métier et quand il apprécie une situation en concluant que le séjour d’un enfant dans une institution est une réponse adéquate, il se situe dans la logique d’une loi qui a pour objet la protection d’un enfant. Il faudrait évoquer que les textes de loi sur la protection des enfants n’ont pas été mis à jour depuis longtemps, souffrent de conceptions qui remontent à 40 et 50 ans, mais c’est une autre paire de manches. Au risque de me répéter : le juge des enfants n’y peut rien lui non plus.

Qui nous reste-t-il encore maintenant ? Je pourrais parler des professionnels qui signalent la situation au juge. Ont-ils réfléchi aux conséquences du signalement ou bien se sont-ils dit qu’ils ont atteint les limites de leur capacité d’intervention et qu’ils doivent passer la main ? Je me rends compte que très souvent, une fois que le signalement a été fait, le dossier est clos pour eux et ils passent à autre chose. Donc eux aussi … ! Je me demande ce qu’ils peuvent bien avoir affaire avec l’intervention de la police. J’espère que l’on ne m’en voudra pas si je le répète encore une fois : ils n’y sont pour rien !

Avouons que c’est vraiment impressionnant de voir le nombre de personnes qui sont impliquées dans cette décision et dans son exécution et qu’en fin de compte personne n’est responsable. Mais responsable de quoi ? J’estime que faire intervenir la police, en uniforme ou pas, sous ces conditions est une grave forme de maltraitance institutionnelle. Nous avons beau parler de la violence des parents, rester borgne et aveugle sur notre violence à nous. Cela ne nous fait pas honneur !

Cette façon de faire est vécue de façon traumatisante par les enfants : c’est la règle. Il ne faut pas avoir fait des études académiques pour le comprendre, le bon sens suffit : on ne soumet pas des enfants à une telle charge émotionnelle, sauf en cas de force majeure et dans des situations exceptionnelles et rares !

Pour les parents, cette façon de faire est vécue de façon violente. Nous avons à faire à des parents qui certes sont en difficultés par rapport à leur capacité d’apporter les soins dont leurs enfants ont besoin, mais ce sont aussi des personnes mal outillées, souvent fragilisées par rapport à leurs enfants et sans défense par rapport aux professionnels et au juge. Je pourrai ici vous décrire pleins de réactions possibles de la part des parents : elles sont souvent interprétées par les professionnels comme typiques d’une attitude qui n’existe que chez de « mauvais » parents. Je constate que nous, les professionnels, sommes bien rapides pour émettre un jugement moral. Ce que j’ai pu écrire dans le passé par rapport à la pauvreté, vaut aussi pour les difficultés relationnelles : avoir des difficultés avec ses enfants n’est pas une catégorie morale. Nos formations, les nombreux congrès auxquels nous participons, la rencontre avec des enseignants compétents ne nous ont pas permis de mettre à une distance « raisonnable » cette attitude « jugeante » et « moralisatrice », le plus souvent dévalorisante et punitive. J’ai beau réfléchir, je ne trouve d’autres explications que de penser qu’elle trouve ses racines dans le catholicisme toujours présent dans nos écosystèmes de valeurs. Et pour en revenir au thème qui nous intéresse : ces parents, tout comme leurs enfants sont victimes d’un mauvais fonctionnement de la justice dans l’exécution de décisions, victimes aussi de l’aide psycho-sociale mal organisée et qui ne met pas toujours à jour ses méthodes.

Ce qui ne manque pas de me surprendre c’est le silence assourdissant des personnes qui, comme moi, travaillent dans ce domaine : c’est rare d’entendre des critiques et si elles sont exprimées c’est souvent en se gardant bien de le dire trop haut. Quel est le risque de parler haut et fort et de défendre les droits des enfants ? Ce n’est pas une action qui est dirigée contre des personnes mais elle s’engage pour une idée qui est celle de mieux protéger des enfants et de leur garantir de meilleures conditions de développement. En agissant de la sorte nous nous rapprochons aussi d’une meilleure prise en compte des valeurs éthiques qui sont la base de notre travail et doivent nous guider : l’institution et ses agents en tirent beaucoup de profits, non pas en terme de monnaies sonnantes et trébuchantes, mais d’estime et d’engagement. Le comité des droits des enfants luxembourgeois (ORK) a de façon répétitive souligné que cette pratique devrait être repensée et cela devrait nous renforcer dans nos convictions. Et puis un dernier point encore : nous qui travaillons dans le social ferions bien de nous dire que c’est un peu comme si on pratiquait un sport de combat (pour paraphraser ce que Pierre Bourdieu disait sur la sociologie). Un sport de combat pour les droits des enfants et aussi pour une meilleure qualité de travail ! Le silence tue l’engagement et fonde la complicité avec des procédures et des pratiques très douteuses.

Pour être très clair : cette intervention de la police auprès des enfants m’indigne ! Le fait que personne n’est responsable crée une tache aveugle, une sorte de trou noir comme il en existe dans la galaxie, dans lequel disparaît toute remise en question et qui empêche la recherche d’autres solutions. Elle est contraire aux principes qui doivent nous guider et qui font que notre rôle à nous, les professionnels, est aussi de protéger les enfants contre des abus ou des excès institutionnels. Dans le souci du principe de précaution, il s’agit d’éviter de nuire « encore plus », en ajoutant de la maltraitance institutionnelle aux difficultés des jeunes. Les juristes doivent faire jouer le principe de proportionnalité qui fait qu’il doit y avoir une relation proportionnée entre la mesure qui est prise et les motifs qui la justifient, sans ajouter plus de contraintes que nécessaire.

Alors réfléchissons d’abord et trouvons une solution pour que cela cesse dans les meilleurs délais !

Gilbert Pregno est psychologue et travaille à la Fondation Kannerschlass ; il est membre de la Commission consultative des droits de l’Homme et vice-président de l’Unicef-Luxembourg.
Gilbert Pregno
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