Accord sur la fiscalité de l'épargne

Les bons précomptes font-ils les bons amis ?

d'Lëtzebuerger Land vom 22.02.2001

Depuis trois mois, la petite épargne belge et luxembourgeoise est en ébullition. La cause ?  L'accord « historique », adopté le 27 novembre dernier  par les ministres européens des Finances (le conseil Ecofin, dans le jargon) concernant la fiscalité de l'épargne.

Rappelons les grandes lignes de ce texte : les États-membres ont décidé que, pour ce qui concerne les revenus d'intérêt (ceux des obligations, comptes à terme, sicav obligataires, sicav monétaires, euro-obligations) touchés chez eux par des non-résidents européens (il s'agit uniquement des personnes physiques), les administrations fiscales échangeront leurs informations à partir de 2003. Toutefois, pendant une période de transition de sept ans, trois pays (la Belgique, l'Autriche, le Luxembourg) ont droit à une exception : ils ne communiqueront pas les informations, mais percevront une retenue à la source (un « précompte », selon le terme belge) de 15 pour cent (pendant les trois premières années), puis de 20 pour cent (pendant les quatre suivantes) sur les intérêts payés. Ces recettes fiscales seront partagées entre le pays de résidence l'épargnant (qui recevra 75 pour cent de l'impôt) et le pays « percepteur » (25 pour cent). Précisons que cet impôt n'est pas libératoire : le pays de résidence peut décider de compléter le précompte européen par une autre taxe nationale. Ajoutons que, bizarrement, le texte européen ne mentionne ni les produits dérivés, ni, surtout, les produits d'assurances, qui échappent donc à l'harmonisation fiscale.

Nous ne reviendrons pas sur la « faisabilité » de ce texte, qui n'est pas encore une directive. Il ne le deviendra que lorsque l'accord final sera signé, au plus tard au 31 décembre 2002. Mais le Grand-Duché de Luxembourg a été clair : il faut auparavant que les territoires dépendants (îles anglo-normandes, Antilles néerlandaises) adoptent un régime identique à celui des pays de l'Union européenne, et que les pays tiers (Suisse, Lichtenstein, Monaco, Andorre, Saint-Marin) prennent des « mesures équivalentes » (qui n'ont pas été précisées).

Cela afin d'éviter une délocalisation massive des marchés financiers, comme les États-Unis l'ont vécu sous l'administration Kennedy lorsque l'Interest equalization tax et la Regulation Q, grevant les actifs en dollars détenus par des étrangers, ont jeté les bases de l'euromarché, à Londres et à Luxembourg.

La clause du grand-père

La première conséquence de ce pré-accord a été une activité « hors normes » sur l'euromarché depuis deux mois. « À Luxembourg, la plupart des institutions ont émis beaucoup plus d'émissions euro-obligataires livrables qu'en temps normal, observe Frank Reinert, responsable du marché des capitaux auprès de Dexia-BIL. Pour notre part, ajoute-t-il, nous avons lancé l'équivalent de 1,3 milliard d'euros, à peu près huit fois plus qu'en temps normal. »

Cette activité inhabituelle s'explique par un élément particulier de l'accord. Pour ne pas déséquilibrer l'euromarché, il a été décidé d'appliquer la fameuse « clause du grand-père » : « Les émissions obligataires dont le prospectus a reçu le visa des autorités de contrôles avant le premier mars ne paieront pas de retenue à la source », explique Alexandre De Groote de Petercam Institutional Bonds à Bruxelles. 

En clair, un épargnant qui achète une obligation lancée avant le premier mars 2001 ne paiera pas de précompte dessus pendant sept ans. Du coup, afin de contenter la demande des Belgian dentists toujours friands de papiers frais, on a assisté, en janvier et février, à une multiplication d'émissions obligataires assorties d'une date de paiement au 26 ou au 28 février (le texte européen fait mention comme date butoir, la date de visa du prospectus, mais plusieurs institutions ont préféré présenter à la clientèle comme date ultime, la date de paiement). 

Si pour les euro-obligations, le texte est relativement clair, il y a quand même une grande incertitude : qu'en est-il des émissions dont une tranche aurait été lancée avant le premier mars et une autre tranche après ? Personne ne sait très bien. « Au vu des incertitudes qui entourent ce sujet, explique Crispin Southgate de la société Merrill Lynch, l'IPMA (l'organisme qui regroupe les banques les plus actives sur le marché primaire, c'est-à-dire qui dirigent et syndiquent les euro-émissions, ndlr) a chaudement recommandé à ses membres de consulter un juriste. » 

Problème de cliquet

Mais là où l'harmonisation risque d'être vraiment ardue, c'est dans son application aux organismes de placement collectif. En Belgique, l'ABOPC (association des fonds de placement) négocie actuellement avec le ministère des Finances. Et la secrétaire générale de l'association ne désire pas pour l'instant commenter une situation qui apparaît encore très fluctuante, et pour laquelle les points d'achoppement sont multiples. « On se demande par exemple en Belgique si les sicavs à cliquet seront oui ou non touchées », observe Freddy Vanden Spiegel, le chief economist de Fortis Banque. Chez nos voisins, ce type de fonds a en effet connu un immense succès ces trois dernières années. Il s'agit d'instruments qui « clichent » la performance réalisée par un indice boursier à un moment donné (lorsque, par exemple, l'indice Bel 20 gagne dix pour cent au cours de l'année, un « cliquet » est actionné qui assure à l'épargnant un coupon de dix pour cent pour cette année-là). 

Techniquement, ils sont bâtis sur une base obligataire (pour garantir, quoiqu'il arrive, le remboursement du capital, une grande partie du montant des souscriptions est investie en obligations à coupon zéro). Seule la partie « cliquet » repose sur des produits dérivés sur actions ou sur indice. Dès lors, ces sicavs à cliquet font-elles partie du champ d'application de la future directive ? 

Autre problème :  la « grandfathering clause ». Elle s'applique non seulement aux émissions obligataires, mais aussi aux fonds d'investissement. Mais on ignore encore comment. Va-t-il falloir séparer, au sein d'un fonds obligataire, les obligations émises avant le premier mars et celles lancées après ?

À Luxembourg, l'Association luxembourgeoise des fonds d'investissement (ALFI) a résumé ce que l'on sait pour l'instant. Pour les fonds de distribution investis exclusivement en obligations,  la totalité du montant distribué est reclassifié en intérêts. Il subsiste cependant encore une grande zone d'ombre sur la manière dont seront traitées les plus-values réalisées par ces fonds.

Pour les fonds mixtes (mêlant actions et obligation), on appliquera le « look through principle ». Le fonds sera considéré comme transparent : la partie du dividende du fonds qui proviendra des intérêts obligataires sera précomptée, celle provenant des actions ne le sera pas.

Pour les fonds de capitalisation, s'ils sont investis majoritairement en action soixante pour cent ou plus du fonds, ils échappent à la taxation européenne. Sinon, le « look through principle » s'appliquera aussi.

On le voit, l'accord du 27 novembre est complexe et encore on ne peut plus « mouvant ». Son opacité est aussi une des raisons majeures pour lesquelles il suscite autant de réactions, spécialement en Belgique. 

Henri Servais, le patron de la banque Dewaay, ancien président de la Bourse de Bruxelles et administrateur de la Bourse de Luxembourg, a tiré ces jours-ci un signal d'alarme. « Nous avons besoin d'information que nous n'avons pas, dit-il. Les investisseurs s'interrogent, ce qui explique le nombre d'émissions livrables lancées depuis le début de l'année.  Il faut discuter de la question, ajoute Servais : il y a des opportunités  pour la place de Bruxelles de rapatrier des capitaux considérables. »

 

Pierre-Henri Thomas
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