Radiographie des UHNWI luxembourgeois ou : pourquoi il faudra attendre 2050 pour faire une réplique des travaux de Thomas Piketty au Grand-Duché

À la recherche des 17 milliardaires

d'Lëtzebuerger Land du 28.11.2014

Alors que la pauvreté conduit au dénuement et à la transparence (notamment vis-à-vis des services sociaux), la richesse achète l’opulence et l’opacité. Combien y en a-t-il de UHNWI (lire : ultra-high-net-worth-individuals) pesant plus de trente millions de dollars au Grand-Duché ? La société de conseils immobiliers Knight Frank avance le chiffre de 580, le bureau de consulting singapourien Wealth-X dit 725 ; qui dit mieux ? On ne sait plus à quel wealth report se vouer. À commencer par la question, qui est comptabilisé : S’agit-il seulement des résidents ? Ou les bénéficiaires économiques des holdings, assurances-vie et d’autres incontournables produits financiers made in Luxembourg sont-ils également comptabilisés ? (À partir des documents de Luxleaks, Le Soir avait ainsi détaillé les montages ingénieux que les Spoelberch et les Lhoist-Berghmans, de très discrètes et très riches familles belges, avaient fait construire par PWC et avaliser par le fisc luxembourgeois.)

On n’en saura pas plus, tant la méthodologie de ces études reste une boîte noire. Les wealth reports sont en moyenne longs d’une centaine de pages. Or, pour éclaircir le lecteur sur leurs méthodes de calcul, la place semble soudainement manquer. L’étude de Wealth-X, financée par UBS, n’y consacre que quelques lignes et évoque un mystérieux « proprietary valuation model ». Les chercheurs et analystes, poursuit-on, auraient eu accès « to an unrivalled, proprietary database on UHNW individuals. Our database highlights their financial profiles, passions and interests, known associates, affiliations, family members, biographies, news and much more. » Cela sonne comme si UBS avait accès aux bases de données du NSA. La réalité est plus prosaïque et les chiffres donnés semblent surtout refléter les vues et estimations subjectives des services providers des UHNWI.

Quand Knight Frank estime donc qu’il y aurait dix milliardaires au Luxembourg, il ne faut pas nécessairement les croire sur parole. (À titre de comparaison, selon la même étude, la Finlande en compterait un, la Grèce deux, la Belgique trois, la France 45 et l’Allemagne 81.) Dans son Billionaire census de 2014, Wealth-X parle de 17 milliardaires luxembourgeois (sur un total mondial de 2 325), dont le patrimoine global s’élèverait à quelque 61 milliards d’euros. Cela signifie que quatre nouveaux milliardaires, pesant chacun une dizaine de milliards d’euros, auraient pris leurs quartiers au Luxembourg l’année dernière. (Sur la célèbre liste Forbes, qui recense les 1 645 personnes les plus riches selon leur nationalité et pays de résidence, le Luxembourg ne figure pas.)

Tant d’hypothèses et d’estimations donnent le tournis. Revenons-en donc aux chiffres fiables. D’après la Banque centrale du Luxembourg. le volume des dépôts des résidents luxembourgeois a augmenté de 1,85 milliard entre 2012 et 2013 pour s’établir à 28,5 milliards d’euros. Or, si on considère que les dépôts ne constituent qu’un quart du portefeuille des riches (selon l’ABBL), cela ferait un plus de quelque sept milliards d’euros d’actifs détenus par les ménages résidents.

Alors d’où vient cet argent ? S’agit-il de nouveaux résidents très fortunés ? Les Luxembourgeois se seraient-ils soudainement et simultanément enrichis en vendant leurs terrains ? Le Statec avait tenté de fournir une interprétation à cette hausse il y a une demi-année dans une étude qui, à l’époque, avait fortement déplu à l’ABBL : « La hausse des dépôts doit avoir d’autres raisons, comme un certain onshoring : des ménages originaires d’autres pays qui deviennent résidents en transférant une partie ou l’intégralité de leur gestion de fortune à Luxembourg. » Car, pour les résidents, le secret fiscal tiendra bon. Or, ce ne sont là que des hypothèses. Car, alors que les dépôts continuent de croître en 2014, la répartition du patrimoine reste en large partie un mystère.

En juin de cette année, Radio 100,7 avait consacré une émission aux recherches de Thomas Piketty. Serge Allegrezza, le directeur du Statec, y regrettait le manque de données qui rend impossible de transposer au cas luxembourgeois les recherches entreprises par Piketty et ses collègues. « Piketty avait la chance de pouvoir utiliser des micro-données sur des individus, et ceci sur une très longue période, disait Allegrezza. Ces données proviennent des administrations fiscales françaises, américaines ou anglaises, toutes dotées d’un système fiscal ancien permettant une collecte très détaillée des données. C’est ce qui nous manque au Luxembourg. Les travaux faits par Piketty, nous ne pouvons donc malheureusement les reproduire chez nous. »

Selon Allegrezza, il faudrait pallier à ce déficit d’informations lors de la « grande réforme fiscale » annoncée pour 2017 : « Alors, dans quelques décennies, les données seront disponibles pour les futures équipes du Statec ou de l’université ». Cette absence de données pose également un problème de prévisibilité politique. À une conférence organisée le 17 novembre par le mensuel Forum, le directeur de la Caisse nationale d’assurance pension Robert Kieffer, était remonté lors de son intervention : « Si on fait une réforme fiscale et que, dès le départ, on sait que les données de base ne sont pas disponibles – même pas en partie – ; alors cette réforme ne peut que devenir un flop ! »

En l’absence de micro-données fiscales, il reste impossible de cerner le minuscule un pour cent des ménages les plus riches. Il se dissout dans des agrégats plus vastes, comme le dixième décile. Dans son Rapport travail et cohésion sociale de 2011, le Statec avait calculé qu’entre le neuvième et le dixième décile, le patrimoine professionnel se multiplie par trois, celui de l’immobilier par quatre. Le Statec avait longuement expliqué les difficultés méthodologiques : « Il faut plus de temps pour collecter l’information auprès des hauts patrimoines (…) On risque aussi de se heurter à une non-réponse plus importante parmi ces ménages. » Car les ménages UHNWI sont peu enclins à révéler à l’enquêteur-statisticien l’étendue de leur richesse : « Les ménages disposant de patrimoines importants auront en effet souvent tendance à moins répondre à l’enquête que les autres, en raison notamment du temps qu’elle demande et de sa complexité (qui sont directement fonction de l’importance du patrimoine), mais aussi d’inquiétudes quant à l’utilisation des données collectées. »

Malgré leurs faiblesses méthodologiques, les wealth reports pointent tous dans la même direction : les riches deviennent plus riches et un tout petit peu plus nombreux. Sur une année, le club sélect des UNHWI luxembourgeois compterait 22 ou 65 nouveaux membres (selon l’étude sur laquelle on veut se baser). Le rapport X-Wealth/UBS note pour sa part qu’en 2014, le nombre d’UHNWI a augmenté de six pour cent et engloberait désormais 211 275 individus (on admire au passage l’exactitude du chiffre). À eux seuls, ces 0,004 pour cent de la population mondiale étaient à l’origine de 19 pour cent des achats d’articles de luxe. Implicitement, le rapport pose la question d’une tendance oligarchisante : « Such a large concentration of wealth in the hands of these few individuals means that they tend to have a large influence, whether on global equity markets or specific industries ».

Sur la place financière, on surveille ces chiffres de près. Ironiquement, alors que de nombreux lobbyistes de la place financière aiment s’attaquer à Thomas Piketty et, surtout, à son étudiant Gabriel Zucman, leur stratégie se marie à merveille avec le constat de leurs adversaires : tabler sur la croissance des inégalités et dérouler le tapis rouge aux rentiers européens, oligarques russes, cheikhs étouffant sous les pétrodollars et autres vainqueurs de la lutte de distribution.

Il est un autre phénomène décrit par les wealth reports qui devrait intéresser la place financière luxembourgeoise : celui de la relocalisation des UHNWI de régions politiquement instables vers l’Europe et les États-Unis. L’entretien de la niche des résidences fiscales pour les UHNWI reste une des barrières implicites contre une hausse du taux maximal de 40 à 45 pour cent (il était de 56 pour cent en 1991) proposé par le LSAP et soutenu d’après TNS-Ilres par 68 pour cent des sondés. Quant à la taxation des revenus du capital, celle-ci reste étrangement absente du débat politique. Ainsi, la défiscalisation radicale des revenus de titres (à condition de les avoir détenus durant au moins six mois) est rarement abordée. « Nous avons une fiscalité très attractive pour les détenteurs du capital », disait Franz Fayot il y a quelques semaines au Luxemburger Wort. Quant à l’exemption fiscale sur la succession en ligne directe, elle resterait, disait-il, « un sujet tabou ».

Pour le Luxembourg, un des marchés les plus intéressants – et labouré des années durant par l’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP) – est la Russie. Lorsque Knight Frank demanda à son réseau quels étaient les clients qui pensaient le plus changer de domicile, les Russes arrivaient en tête du classement avec 37 pour cent. Or, sur la carte des relocalisations, le Luxembourg, trop étroit et provincial, n’occupe pas exactement une place importante. Les UHNWI qui veulent se mettre à l’abri de l’insécurité économique et sociale lui préfèrent de loin Londres (6 800 UHNWI, selon le rapport Wealth-X/UBS), Paris (3 300) ou Zurich (2 000) comme destination européenne. Quant aux exilés fiscaux belges et français, ils finissent le plus souvent à renoncer à leur projet de relocalisation luxembourgeoise, préférant l’air parisien et bruxellois.

Or, si la politique d’attirer les UHNWI au Luxembourg n’a pas connu un succès retentissant, elle n’a pas été un échec total non plus. D’après les avocats fiscalistes et banquiers interrogés, quelques très riches Russes ont élu domicile fiscal dans le paisible Grand-Duché. La raison ? Pas besoin de gardes de corps pour faire ses courses rue Philippe II.

Bernard Thomas
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