Un livre sur la désindustrialisation en Europe permet de repenser les années noires de l’Arbed et la marginalisation des classes populaires

Quand la classe ouvrière allait au paradis

d'Lëtzebuerger Land vom 23.08.2019

Exception luxembourgeoise Jenseits von Kohle und Stahl (Au-delà du charbon et de l’acier), qui vient de paraître aux éditions Suhrkamp, aura été la lecture estivale 2019 de nombreux historiens et sociologues luxembourgeois. Son auteur, Lutz Raphael, professeur d’histoire à l’Université de Trèves (il a également enseigné à Oxford et à la LSE), a pondu une impressionnante Gesellschaftsgeschichte, analysant trois décennies de désindustrialisation en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Sa synthèse met l’accent sur le vécu professionnel et privé de l’ouvrier industriel happé par le maelstrom de la mondialisation. Sur les 525 pages, le Luxembourg n’est cité qu’une fois : Dans son introduction, Raphael note que « d’autres études » devront montrer si ses conclusions s’appliquent également à « des pays comme le Luxembourg, la Belgique ou la Suède ».

Pour le Luxembourg, elles devront en partie être révisées. À commencer par le fait que, statistiquement, il n’y a pas eu de désindustrialisation. Actuellement, 37 200 salariés travaillent dans l’industrie. (En 1974, l’Arbed employait 25 000 salariés.) « L’emploi industriel en termes absolus n’a guère changé au cours du dernier demi-siècle. Ce phénomène ne se rencontre dans aucun autre pays européen ! », s’étonnait le Statec en 2013. Depuis 1968, des entreprises industrielles comme Goodyear (3 430 salariés) ou DuPont de Nemours (1 100 salariés) ont doublé leurs effectifs au Grand-Duché. (Le fait que ces deux sociétés américaines fassent passer une partie de leurs opérations financières par leurs holdings luxembourgeoises aura probablement contribué à pérenniser leur présence.)

Histoire naturelle Lutz Raphael évoque la « muséification de régions entières ». Cette « Selbsthistorisierung » de la société industrielle comme « phase close de la modernité ouest-européenne » est perceptible à travers tout le Sud du pays, du « Minett Park » du Fond-de-Gras à l’« office town » de Belval.

Lutz Raphael critique la « quasi naturgeschichtliche Erzählung », celle d’une industrie crépusculaire, d’une « yesterday’s industry » : « À partir des années 1970, une sémantique de la crise se développe. Omniprésente et pullulante, ses contours deviennent de plus en plus flous et ses terrains d’application de plus en plus variés. » Au Luxembourg, ce catastrophisme ambiant était amplifié par la Fédération des industriels, engagée dans une interminable croisade contre l’indexation automatique et les coûts salariaux qu’elle présentait comme des menaces existentielles pour la survie de l’industrie. (Jusqu’à se rendre compte que ces lamentations repoussaient les jeunes « talents » dont elle dépend.)

Dans son ouvrage, Raphael décrit la nouvelle indifférence des journalistes et chercheurs par rapport aux réalités sociales qui sont celles des classes populaires. Celles-ci auraient été dégradées en objet de la critique culturelle, voire de la satire. Dans l’imaginaire des producteurs culturels, l’ouvrier aurait remplacé la figure du « petit bourgeois ». La classe ouvrière était ringardisée, de nouveaux sujets politiques (femmes, jeunes, immigrés, homosexuels) captaient l’attention médiatique, jusqu’à ce que l’irruption du populisme de droite la remette de nouveau au centre de l’intérêt.

Industrie mal-aimée Au Luxembourg, la distance prise par rapport à l’industrie exprime également une question de nationalités. Tant que la sidérurgie payait les meilleurs salaires et tant qu’un emploi à l’Arbed équivalait à un emploi auprès de l’État (du moins dans l’imaginaire collectif), la sidérurgie restait le quasi-monopole des Luxembourgeois. Durant les années grasses (1960 à 1974), les nationaux y formaient entre 85 et 74 pour cent des effectifs. L’Arbed recrutait directement dans les écoles. Elle organisait ainsi annuellement un examen ouvert aux lycéens de Deuxième par lequel les fils d’ouvriers pouvaient accéder à un poste d’employé de l’Arbed, comparable à celui de « rédacteur » dans la fonction publique.

À partir des années 1990, l’industrie manufacturière devient le domaine quasi-exclusif des immigrés et des frontaliers. La tendance à un « Unsichtbarwerden von Problemwahrnehmungen und Erfahrungen » du monde ouvrier s’en retrouve singulièrement exacerbée au Grand-Duché. La discussion récurrente s’il ne faudrait pas biffer le « A » (pour « Aarbechter ») de LSAP reflète cet éloignement. Quant aux députés issus des classes populaires, ils ont quasiment disparu des bancs parlementaires. Si les ouvriers de l’industrie et de la construction représentent 31 pour cent de la population active, ils étaient entièrement absents des listes concoctées par le CSV, le LSAP, le DP et les Verts pour les législatives de 2018.

En pleine polémique autour de l’installation des fabriques de Fage et de Knauf, le ministre vert François Bausch estimait que les emplois créés « seront probablement occupés à cent pour cent par des frontaliers » : « Les frontaliers sont importants et fournissent une contribution extrêmement précieuse à notre économie nationale, mais nous ne sommes pas obligés de créer des jobs pour eux ». (Par bienséance xénophile, les Verts ont depuis recentré le débat autour de la question des ressources naturelles.)

De l’Arbed à Dussmann La « désindustrialisation » est en partie un artefact statistique. Depuis les années 1980, tout ce qui n’était pas considéré comme faisant partie du « core business » est externalisé : logistique, comptabilité, nettoyage, gardiennage... Des centaines d’emplois stables ont ainsi « disparu » de l’industrie, outsourcés à des firmes spécialisées dans le « facility management ». Raphael estime que cette politique est responsable d’environ un quart des pertes d’emplois dans l’industrie européenne. Au Luxembourg, elle aura permis à une firme comme Dussmann de se hisser au rang de quatrième employeur du pays (4 060 salariés) et de doubler son chiffre d’affaires en l’espace d’une décennie (il a atteint 137,3 millions d’euros en 2017).

Avec ses hauts salaires et sa mobilité interne, l’Arbed avait fourni un moyen d’ascension (ouvrier spécialisé, contremaître, technicien) à l’immigration italienne. Les Portugais débarquant à partir des années 1970 se retrouveront relégués dans la construction ou le nettoyage, des secteurs aux perspectives sociales beaucoup plus cloisonnées. Quant aux « Léierbuden » de l’Arbed, elles offraient une formation où la langue, principal critère de sélection scolaire, était secondaire. Ces centres de formation professionnelle étaient considérés comme les plus performants du pays (parmi les anciens des Léierbuden on retrouvait des maires, ingénieurs et leaders syndicaux) ; celui de Belval ferme en 1984, celui de Differdange en 2014.

Lutz Raphael souligne qu’aujourd’hui, ce n’est pas dans l’industrie, hautement automatisée, mais dans le secteur des services que la précarité sévit. Au Luxembourg, les ouvriers qualifiés de l’industrie peuvent prétendre à un mode de vie « respectable », de classe moyenne, quitte à enchaîner les postes de nuit. Le Niedriglohnsegment, peu couvert par les conventions collectives, est ailleurs : dans le commerce et l’Horeca, où le salaire minimum reste la règle. Ce sont également les secteurs où le taux de syndicalisation est le plus faible : 25 pour cent dans le commerce et 24 pour cent dans la restauration.

Zukünftige Vergangenheit Une partie des ouvriers industriels vivra la même expérience que les artisans et paysans quelques décennies plus tôt : « Encore de leur vivant, ils finissaient comme partie intégrante d’un passé futur [zukünftige Vergangenheit], sans perspectives dans le présent et encore moins dans l’avenir. » Ce fut un adieu discret. Entre 1974 et 1985, 11 600 emplois disparaissent dans la sidérurgie luxembourgeoise. (La part du PIB générée par l’Arbed passera de 25 pour cent en 1974 à douze pour cent en 1980.) Quasiment toute une génération d’ouvriers part, sur la pointe des pieds, à la préretraite. Leurs enfants après eux trouveront refuge dans les banques, auprès de l’État ou des communes. Raphael évoque une « Frühverrentungspraxis » et remarque que ce gigantesque boulversement sociologique se soit déroulé de manière « étonnamment silencieuse ».

Au Luxembourg, des milliers de sidérurgistes étaient d’abord réaffectés à des « travaux extraordinaires d’intérêt général ». L’aristocratie ouvrière se retrouvait à nettoyer les voies publiques, à démonter les usines ou dispatchés sur des chantiers d’entrepreneurs. Passés par cette expérience humiliante et ayant sous les yeux les hécatombes sociales à Longwy et à Athus, les ouvriers luxembourgeois accueillent la préretraire comme une sortie honorable. (Ils seront même jalousés, voire suspectés d’arrondir leurs fins de mois en travaillant au noir.)

Il est étonnant que cette rupture biographique qui a touché des milliers de personnes ait laissé si peu de traces au Luxembourg et n’ait fait l’objet d’aucune étude historique, d’aucun mémoire personnel. (À part, peut-être, Le Club des chômeurs, comédie réalisée en 2003 par Andy Bausch, ersatz local de Ken Loach.) L’encensement de l’institution tripartite comme expression et garantie de l’unité nationale laisse peu de place à d’autres récits. Le sens des responsabilités dont ont fait preuve les syndicats et les patrons aurait évité le pire : Le triomphe du génie et de l’habilité luxembourgeois, le tout financé par les « fruits de la souveraineté » que commençait à porter la place bancaire.

Paradoxalement, au moment même où leur pouvoir commençait à péricliter dans l’arène politique, l’influence des ouvriers au sein des entreprises s’affirmait. En 1979, des délégués du personnel entrent ainsi dans les conseils d’administration des entreprises de plus de mille salariés. « Pendant cette phase, l’extension des droits des délégués au sein de l’entreprise est une tendance claire qu’on a néanmoins tendance à sous-estimer. Surtout dans les PME, elle a mis fin à la dictature du management et de l’entrepreneur », note Lutz Raphael. Or, au Luxembourg, la mise en pratique des idéaux de la Mitbestimmung n’a jamais été contrôlée ni soumise à un bilan critique. Politiquement, une extension de la cogestion n’est plus à l’ordre du jour, peut-être parce qu’on pressent que des firmes comme Amazon ou PWC ne sont pas pénétrés par l’esprit de la tripartite.

Le Débarquement de McKinsey En 1983, l’arrivée de McKinsey dans les bureaux et usines de l’Arbed fut vécue comme un choc. Ces « experts neutres » avaient été mandatés par la Commission européenne pour procéder à un « test d’efficience ». Les ouvriers et employés de l’Arbed se voyaient confrontés à des jeunes issus d’écoles de commerce qui chronométraient leurs gestes et questionnaient leurs processus de travail. « Es wäre zu wünschen, dass das Beispiel der Arbed nun beim Staat Schule macht », écrivait le Land à l’époque. Trente ans plus tard, l’influence des firmes de consultance apparaît comme particulièrement enflée au Grand-Duché, les Big Four imposant leurs normes (et leurs avant-projets de lois) jusqu’aux administrations étatiques.

L’idéologie du « lean management » se substituera à une culture du paternalisme et des arrangements en interne. « Les intérêts des actionnaires à une maximisation des rendements ainsi qu’à une plus grande transparence et à un meilleur contrôle des groupes cotés en bourse finiront par être imposés par de nouveaux acteurs, comme les fonds d’investissement, les analystes et les firmes de consultance »., écrit Raphael. Confrontée depuis quarante ans à la concurrence japonaise, sud-coréenne ou américaine, l’industrie luxembourgeoise s’est mise à l’heure de la digitalisation et de l’hyper-efficience. À l’inverse d’une place financière qui, elle, a proliféré à l’ombre des niches de souveraineté. Aujourd’hui ce sont ses back-offices, longtemps protégés de la concurrence internationale par le secret bancaire, qui sont menacés de délocalisation.

La dialectique de JCJ « Pour la première fois depuis longtemps, la désindustrialisation a produit des gagnants et des perdants au sein des sociétés européennes », note Lutz Raphael dans la conclusion de son livre. La « citoyenneté sociale » (Sozialbürgerschaft), qui avait offert aux classes populaires européennes la perspective d’une vie professionnelle stable, a été laminée. Le Luxembourg semble faire exception à cette précarisation de la condition ouvrière. Ainsi, et contrairement aux pays-voisins (16,8 pour cent en France), le recours aux CDD y reste relativement marginal (9,1 pour cent).

Les syndicats luxembourgeois semblent, eux aussi, plus ou moins résister. Le taux de syndicalisation se situe autour de trente pour cent, soit bien plus qu’en Allemagne (17 pour cent) ou en France (huit pour cent). Mais à y regarder de plus près, on constate une lente érosion : en 2002, le taux de syndicalisation se situait encore à 42 pour cent. C’est que l’OGBL et le LCGB n’arrivent plus à suivre le rythme de la croissance luxembourgeoise. Depuis 2010, 10 100 nouveaux emplois ont été créés en moyenne chaque année, la part des cotisants aux syndicats se diluant à vue d’œil.

Lorsqu’on lui demandait ce qu’il fallait retenir de son bilan de Premier ministre, Jean-Claude Juncker répondait avoir arrêté aux portes du Grand-Duché la déferlante néolibérale, dont la chronologie se recoupe avec ses 31 années au gouvernement (1982-2013). À l’avant-garde avec Londres, Singapour et le Qatar pour les affaires offshore, le Grand-Duché est resté fidèle à l’État-providence dans ses affaires sociales. Le compromis historique, c’est d’avoir été néolibéral vers l’extérieur et social-démocrate vers l’intérieur.

Bernard Thomas
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