Pour restructurer les dettes privées, l’Irlande introduit un modèle proche de Hartz IV et introduit la notion de « niveau de vie raisonnable »

Contreparties

d'Lëtzebuerger Land vom 08.11.2013

En mai 2011, le ministre français Laurent Wauquiez avait provoqué un tollé politico-médiatique en proposant que les bénéficiaires du RSA (revenu de solidarité active) fournissent en contrepartie, chaque semaine, cinq heures de « service social » (surveillance des sorties d’écoles, travaux d’entretien) au sein d’une collectivité ou d’une association.

Mais un sondage réalisé dans la foulée montrait qu’une large majorité de l’opinion (70 pour cent) était favorable à cette mesure, même les sympathisants de gauche !

C’est dire que l’idée d’exiger des contreparties aux prestations sociales fait son chemin. D’ailleurs en octobre 2012 l’Association Française de Sociologie (AFS) a consacré un important colloque à cette question qui s’étend aujourd’hui à d’autres domaines que l’emploi et à d’autres publics, comme les ménages surendettés, auxquels les pouvoirs publics comme les banques prétendent parfois imposer des « règles de vie ». Jusqu’où peut-on-aller sans porter atteinte aux libertés individuelles ?

Les sociologues s’accordent à penser que les politiques sociales, dans les pays développés, ont amorcé un « tournant néo-libéral » dans les années 1980.

Les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, ont abandonné leur croyance dans les vertus du modèle keynésien qui avait provoqué le développement, après 1945, des systèmes dits d’« États-providence » et se sont convertis au principe selon lequel la protection sociale doit être soumises à des conditions. Même les pays émergents s’y sont ralliés, l’AFS notant que « le point commun à des réformes aussi différentes que TANF (Temporary Assistance for Needy Families) aux États-Unis, Progresa au Mexique, Bolsa familia au Brésil ou Dibao en Chine, est d’imposer des contreparties aux bénéficiaires en échange des prestations sociales ».

En Europe, on se souvient surtout des lois Hartz, du nom de l’ancien directeur des ressources humaines du groupe VW, appliquées en Allemagne à partir de 2003 et surtout de leur quatrième volet, entré en vigueur début 2005, destiné à favoriser le retour à l’emploi. Au cœur du dispositif Hartz IV, toujours en vigueur, une diminution drastique de la durée d’indemnisation du chômage, ramenée à douze mois, au-delà desquels le chômeur passe sous le régime de l’aide sociale et perçoit une somme forfaitaire (651 euros pour une personne seule, dont 374 pour l’allocation de base et 277 pour un logement décent). Pour toucher cette indemnité, la personne doit, entre autres, accepter sous peine de sanctions toutes les offres d’emploi proposées par les agences spécialisées, même les travaux d’utilité publique payés 1 euro de l’heure (les jobs à 1 euro) en passant par les minijobs payés 400 euros par mois. Mais le versement est aussi soumis à la condition de « nécessité », établie après une étude détaillée des revenus, du patrimoine et des besoins matériels du ménage.

On connaissait moins les autres contreparties : une fois l’aide accordée, elle fait l’objet de contrôles sévères par les Job Centers, tant du côté des recettes que des dépenses. Ainsi l’argent que gagnent les jeunes en faisant du baby-sitting peut entraîner une réduction des indemnités. Comme le loyer est pris en charge par les services sociaux, ceux-ci ont le droit d’exiger un déménagement pour un logement plus modeste. Les dépenses doivent être effectuées selon des normes précises et excluent les achats « superflus » : ainsi une famille s’est vue sanctionner pour l’acquisition d’une guitare par un adolescent élève d’une école de musique. Tout manquement aux obligations des allocataires est qualifié par la loi de « comportement improductif ».

La réforme Hartz IV visait à prémunir la société contre ce que l’on appelle l’aléa moral : une indemnisation généreuse du chômage serait un encouragement à l’oisiveté, un argument familier des ultra-libéraux, alors que ces mesures ont été mises en œuvre par le gouvernement social-démocrate et vert de Gerhard Schroeder !

C’est aussi cette crainte de l’aléa moral qui, dans certains pays comme la France, a longtemps retardé la mise en place d’une législation sur le surendettement des ménages (apparue seulement en 1989) et sur la faillite civile (ou rétablissement personnel, en 2003). Les banques redoutaient en effet que grâce à elle certains emprunteurs en difficulté préfèreraient se déclarer en faillite plutôt que de chercher à honorer leurs dettes. Pour limiter ce risque, le bénéfice du dispositif a été subordonné à des engagements en termes de comportements de consommation, tenant compte du profil des surendettés et de « l’air du temps » comme dans le système en vigueur au Royaume-Uni, où les dépenses liées aux vacances, au téléphone mobile et aux abonnements TV sont considérées comme « raisonnables », contrairement aux jeux et aux achats d’alcool et de tabac.

Dans ces tentatives d’imposer aux ménages endettés un comportement « vertueux », un pas supplémentaire a été franchi en Irlande au printemps dernier, alors que, curieusement ce pays, un des plus touchés par la crise en Europe, est en bonne voie pour sortir de l’ornière, au bout de cinq années.

Le paradoxe n’est qu’apparent. Les banques irlandaises sont encore fragiles, avec des bilans toujours plombés par les créances immobilières qui avaient triplé entre 2002 et 2008, atteignant 200 milliards d’euros et 225 pour cent du revenu disponible des ménages. Une grande partie d’entre elles restent douteuses, un quart des emprunteurs présentant des difficultés de remboursement, la moitié d’entre eux ayant même une dette supérieure à la valeur du bien financé.

Mais les provisionner davantage, ou pire, les considérer comme perdues impliquerait une recapitalisation massive des établissements financiers à un moment où les caisses publiques sont vides et où le pays ne peut plus accéder aux aides internationales, puisque le 15 décembre prochain il va sortir du programme de soutien européen accordé en 2011 (85 milliards de prêts).

Il reste donc à permettre aux ménages de rembourser, autant que faire se peut, c’est pourquoi les pouvoirs publics encouragent vivement les banques à restructurer les dettes immobilières de leurs clients.

Jusque là rien de bien original. Ce qui l’est davantage ce sont les conditions mises par le Service d’insolvabilité d’Irlande pour permettre une résolution judiciaire des dossiers difficiles, conditions dont les banques peuvent aussi s’inspirer pour les accords amiables.

Non seulement les ménages surendettés doivent accepter de plafonner leurs dépenses mensuelles, mais des quotas extrêmement détaillés leur sont imposés poste par poste !

Ainsi une personne active, vivant seule et sans enfant, verra ses dépenses limitées à 899,28 euros (on admirera la précision) réparties en treize postes, dont les principaux sont la nourriture (247,04 euros), l’énergie (106,18) et la « vie sociale », qui inclut les sorties au cinéma et au stade (125,97). Le transport occupe aussi une place éminente avec 136,29 euros par mois, un montant qui implique d’utiliser exclusivement les transports en commun. En cas d’impossibilité, l’emprunteur est autorisé à se servir de sa voiture et peut consacrer 103,84 euros supplémentaires à ce poste, qui arrive alors juste derrière l’alimentation et même en premier si on compte l’assurance.

Ces dépenses correspondent, selon les autorités, à un « niveau de vie raisonnable ». Une acception subjective, puisque l’association caritative St-Vincent-de-Paul évalue de son côté le budget minimum mensuel à 1025,40 euros avec une répartition quelque peu différente : moins pour la nourriture, la santé et les communications, davantage pour les vêtements, l’hygiène et surtout la vie sociale !

Ne sont pas incluses, car considérées comme superflues, les dépenses d’abonnement au câble ou à la TV satellite, de vacances à l’étranger, d’inscription dans des écoles privées et même d’assurance complémentaire santé ! Les analogies avec la loi Hartz IV sont troublantes. Le formatage du mode de vie est total, la grille ne tenant compte ni de l’âge, ni du niveau social, ni du lieu de résidence.

Pour une personne payée au salaire minimum irlandais, qui est de 1462 euros, il reste donc plus de 560 euros par mois à consacrer au remboursement des emprunts. Ce montant appréciable relativise les déclarations des responsables du Service d’insolvabilité, pour qui les budgets ont été déterminés pour permettre aux emprunteurs d'avoir un niveau de vie convenable tout en leur garantissant de ne pas être marginalisés socialement. Ils semblent avoir été plutôt calculés pour qu’ils puissent rembourser le maximum possible !

Le contrôle des limites fixées n’est pas évoqué. Les personnes concernées devront-elles tenir un carnet de dépenses, justifiant que par exemple, elles ont bien consacré dans le mois la (dérisoire) somme de 24,50 euros à l’éducation ? Que se passera-t-il si le budget global est dépassé ou si la répartition entre les postes n’est pas respectée ? Sur quelle période juger ? Certains verront là une simple dérive bureaucratique de la part d’administrations toujours plus intrusives, comme on le voit en matière fiscale. D’autres s’interrogeront sur le pourquoi d’un tel « flicage » de populations fragilisées, que ce soit par la perte de leur emploi ou à cause de leur surendettement.

Peut-il ne faut-il pas chercher la réponse très loin. Les sociologues de l’AFS, tout en notant que les réformes instaurant des contreparties aux aides consenties visent avant tout à orienter les comportements, reconnaissent aussi qu’« elles sont parfois purement punitives ». En tout cas c’est sans doute comme cela qu’elles sont le plus souvent ressenties.

Georges Canto
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