Fraude à la TVA

Serpent de mer

d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2008

Le 4 mars prochain, les 27 ministres de l’Économie et des Finances auront à leur menu une série de propositions de la Commission européenne pour lutter contre la fraude à la TVA qui coûte entre 60 et 100 milliards d’euros par an de moins-values1. Les questions sur l’évasion fiscale et la directive sur la fiscalité de l’épargne, également au programme des ministres européens, risquent toutefois d’occulter l’agenda de l’Ecofin. Nul doute de plus que les ambitieuses propositions de Bruxelles pour conjurer les opérations « carrousel », très largement inspirées par l’Allemagne, subiront un sérieux lissage du fait de l’opposition de certains États membres, dont la France et l’Italie. La consensuelle présidence slovène de l’UE ne devrait pas jouer aux forceps, si tant est qu’elle est en mesure de le faire, les affaires relevant de la fiscalité se prenant à l’unanimité.

De son côté, Bruxelles a dû reconnaître cette semaine dans une communication que ses projets d’introduire le principe de la taxation intracommunautaire des biens dans l’État d’origine, alors qu’il y a exonération actuellement (la taxe est payable dans l’État où les biens arrivent), n’étaient pas suffisamment mûrs, ni viables sur le plan économique. Ce régime, dans lequel les livraisons intracommunautaires seraient taxées dans l’État membre d’origine au taux de 15 pour cent (si l’État d’arrivée applique un taux supérieur ou inférieur – taux réduits ou taux zéro – un mécanisme de compensation permettrait de combler le différentiel de taxes), implique toutefois l’élaboration d’un mécanisme de clearing des recettes TVA entre les États. 

L’introduction d’un tel système est un vieux serpent de mer. Il avait été question de le mettre en place en 1987 lors des discussions sur la création du marché intérieur. La Commis­sion avait dû néanmoins faire marche arrière et retirer de la circulation sa proposition de clearing. Elle l’exhume à nouveau vingt et un ans plus tard sans que ses chances de le faire passer soient plus fortes qu’autrefois. Le système de compensation des recettes TVA rendrait en effet les États trop dépendants entre eux des transferts de taxes. La Commission a calculé que dix pour cent des recettes des États membres dépendraient des transferts réalisés par d’autres États membres. Chacun d’entre eux devra garantir l’exacte perception des flux. En cas de faillite d’un assujetti par exemple, avec les difficultés de recouvrement que cette situation entraîne, un pays restera solidairement responsable de la restitution du montant de la TVA à ses partenaires européens. On comprend pourquoi ce régime a suscité jusqu’à présent si peu d’échos favorables parmi les 27.

Le système de TVA intracommunautaire imposerait encore aux assujettis un reporting des flux particulièrement contraignant sur une base mensuelle. Mécanisme lourd à gérer et cher, en porte-à-faux avec l’un des objectifs de l’UE qui est d’améliorer la compé­titivité des entreprises européennes. Selon les projections présentées cette semaine à Bruxelles dans un document de travail à partir de données fournies par des PME en Belgique, au Danemark et en Hongrie, les frais fixes occasionnés par la mise en place de mécanisme seraient en moyenne de 350 euros et les frais récurrents de 6 300 euros par an et par assujetti à la TVA intracommunautaire. En raison de la maigreur de l’échantillon visé par les experts de Bruxelles, il est difficile d’extrapoler sur l’ensemble de l’UE. Du côté des administrations, les indications de coûts varient dans des proportions importantes : 300 000 euros pour l’implémentation du système (information aux milieux d’affaires, formation du personnel et recrutement de nouveaux agents, adaptation de l’outil informatique…) pour certains petits pays à 2,5 millions d’euros pour les grands. Difficile de trouver là une justification économique à ce régime. D’autant que, s’il pouvait contribuer à éradiquer la fraude de type carrousel, il pourrait susciter d’autres formes de combines, plus sophistiquées encore et donc plus difficilement identifiables.

De même, la mise en place d’un mécanisme d’auto-liquidation généralisé dans le cadre duquel les formalités à accomplir en matière de TVA incomberaient non pas au fournisseur, comme c’est en principe la règle, mais à l’entreprise cliente, devrait se heurter la semaine prochaine au Niet du Conseil. Car pour la Commission, c’est tout ou rien : soit le système d’auto-liquidation devient obligatoire, soit il faut en faire définitivement le deuil. 

Comme bien d’autres pays, le Luxem­bourg, prudent, ne dit ni oui ni non à ces propositions et demande à voir. La communauté financière a toutefois fait savoir, lors de sa consultation sur le projet de loi modifiant la réglementation TVA (texte adopté et publié jeudi au Mémorial), qu’elle s’opposait au mécanisme du reverse charge (auto-liquidation), qui rendraient cornéliennes les relations entre les établissements financiers, leurs fournisseurs et leurs maisons-mères pour lesquelles certaines pres­tations sont effectuées. « Au gouvernement d’améliorer les échanges d’informations entre les adminis­trations publiques », indiquait la Cham­bre de commerce dans son avis de février, rendu après le vote du projet de loi. 

Il n’est pas exclu d’ailleurs que ni l’une ni l’autre propositions de Bruxelles ne passeront la rampe de l’Ecofin du 4 mars. Il y a peu de chance de les voir adoptées « à court ou à moyen terme », fait d’ailleurs valoir une source proche du dossier. « L’option la plus réaliste consistera sans doute à laisser le régime de TVA actuel en place et d’améliorer les mécanismes de coopération et d’échanges d’informations entre les États membres », indique-t-on encore de même source. 

Ce préalable toutefois impose une décision politique. Les 27 doivent en effet changer leurs vues sur la convention relative à la pro­tection des intérêts financiers des Com­mu­nautés européennes. Actu­elle­ment ce texte n’englobe pas les recettes TVA. Ses dispositions ont d’ailleurs été mal transposées dans la plupart des États membres comme s’en plaint un rapport récent (14 février dernier) de la Commission européenne au Conseil de l’UE. Bruxelles y épingle tout le monde, y compris le Luxembourg, parce qu’ici « la notion de fraude requiert un élément supplémentaire, à savoir une fausse déclaration intentionnelle ». En cause le terme « sciemment » qui trône dans la plupart des textes répressifs luxembourgeois.« Ni les États membres ni la Commis­sion ne peuvent espérer prendre des mesures efficaces en matière de fraude intracommunautaire à la TVA aussi longtemps qu’ils ne disposeront pas d’estimations fiables relatives aux cas de fraudes existants, y compris des informations sur les secteurs de l’économie les plus touchés », estime en outre la Cour des comptes de l’UE, déplorant que la Com­mission n’ait pas encore mis au point « une approche commune satisfaisante pour y arriver ». 

En décembre 2006 pourtant, un comité de contact composé des présidents des institutions supérieures de contrôle de l’UE a mandaté un groupe de travail pour « évaluer un modèle unique » permettant de mieux cerner la déperdition de TVA en Europe. Ils avaient un an pour y réfléchir, sans que le résultat de leurs travaux n’ait encore été communiqué. L’absence de règles communes sur le retrait du numéro d’identification TVA d’un opérateur malintentionné afin d’en stopper les activités frauduleuses, constitue un encouragement pour ces derniers. 

Si la coopération administrative entre les États membres ne fonctionne pas, trois ans après l’introduction de procédures plus claires et plus directes et d’échanges d’informations de portée plus large, c’est aussi en raison des lenteurs avec lesquelles les informations transitent d’un pays à l’autre. Déficience souvent couplée à la mauvaise qualité, voire le caractère inexploitable des données fournies. 

La médiocrité des résultats tient aussi à la négligence avec laquelle les demandes des administrations étrangères sont souvent traitées, pour autant que leus recettes ne sont pas affectées. Lors de l’audit de la Cour des comptes, le fisc britannique assure ainsi avoir signalé à son équivalent danois des soupçons de fraude carrousel de la part d’entreprises danoises aux dépens des caisses de la Grande-Bretagne : « Aucune perte n’étant cependant à déplorer pour le Danemark, les possibilités d’ouvrir les enquêtes judiciaires étaient limitées », regrettent les gardiens de l’orthodoxie comptable de l’UE. Ils signalent encore que le bureau de liaison luxembourgeois dit avoir par exemple reçu à plusieurs reprises des demandes d’informations alors qu’elles avaient déjà été communiquées sur une base spontanée à d’au­tres États membres. 

On peut déplorer avec eux qu’aucune obligation légale n’ait été prévue pour évaluer l’efficacité et les résultats de la coopération administrative. Certains pays s’y sont toutefois attelés. La France notamment a constaté que 35 pour cent des réponses reçues au titre de la coopération administrative avaient révélé ou confirmé des cas de fraude dans et en dehors de l’Hexagone. Les Slovènes ont pu récupérer le modeste montant de 1,5 million d’euros en lançant 25 enquêtes adminis­tratives initiées à la suite des de­mandes d’assistance de l’étranger. En Pologne, 64 cas de fraude ont pu être détectés dans le cadre de l’échange d’informations.  

La mauvaise organisation des bureaux centraux de liaison, les déficiences du réseau électronique commun servant à communiquer les informations sur la validité des numéros d’identification TVA des sociétés, contribuent aussi pour beaucoup à l’indigence de la lutte internationale contre la fraude à la TVA. Les priorités des administrations fiscales sont ailleurs, dans la traque à leurs propres fraudeurs nationaux. 

Le rapport annuel 2007 de l’Administration de l’enregistrement et des domaines2 témoigne de ce phénomène : « Pour la première fois depuis des années, lit-on, l’accent a été mis carrément sur la recherche plus systématique de la fraude nationale ». En concentrant notamment ses efforts sur les sociétés écrans qui revendent des voitures d’occasion vers les autres États membres, la fraude aux parfums, à la platine et aux composants électroniques, en multipliant les contrôles sur place (près de 600 l’année dernière et un objectif de 400 au moins cette année) l’administration a forcément baissé la garde sur le front de la coopération internationale. « Le rééquilibrage des priorités, note l’AED, a provoqué dès le départ une détérioration des délais de réponse aux autorités étrangères ». La Cour des comptes de l’UE signalait d’ailleurs dans son rapport de novembre que le pourcentage de réponse tardives, c’est-à-dire au-delà du délai de trois mois à compter de la date de réception de la demande de coopération d’une autorité étrangère, est passé de 27 pour cent en 2005 à plus de 53 pour cent en 2006 (306 demandes traitées après 90 jours sur les 576 introduites par l’étranger).

La pression sur les délais, souhaitée par la Commission européenne, pourrait toutefois devenir contre productive, poussant les États à améliorer leurs statistiques officielles sur les délais de réponses tout en fournissant aux États requérant des informations trop sommaires pour servir à l’éradication de la fraude. 

1 La Cour des comptes européenne cite dans un rapport sur la fraude fiscale (Rapport spécial 8/2007) l’International VAT Association, qui a évalué en mars 2007 les moins-values de TVA dans l’Union. L’administration fiscale et douanière du Royaume-Uni estime pour sa part ses moins-values à 18,2 milliards d’euros pour l’année fiscale 2005 et 2006. Le ministère allemand des Finances les a évalués à 17 milliards en 2005. 

2 L’AED a encaissé un montant net de 2,126 milliards au titre de la TVA en 2007 dont 720,8 millions correspondant à la taxe d’abonnement (doublement depuis 2003 – la taxe se ventile à raison de 681,3 millions pour les OPC et 39,4 pour les holdings) et 267,3 millions aux droits d’enregistrement (la stagnation des rentrées, que d’aucuns craignaient après l’annonce d’une réduction du droit d’apport de 1 à 0,5 pour cent pour le 1er janvier 2008, tablant sur un report après cette date des création de sociétés et/ou des augmentations de capital, ne s’est pas produite). L’encaissement en termes de recettes brutes a été de 3,050 milliards, auxquels il faut retrancher 923,9 millions de remboursements de TVA en amont. Les recettes de TVA provenant des sociétés actives dans le commerce électronique (que Luxembourg s’est engagé à restituer en partie et qui pourraient disparaître en 2015 avec le paiement de la taxe sur le lieu de consommation) se sont élevées l’année dernière à 293 millions d’euros, soit près de 14 pour cent des recettes nettes de TVA. La hausse de la TVA acquittée par les sociétés de e-commerce a été de près de 34 pour cent entre 2006 et 2007. Les arriérés de TVA au 31 décembre 2007 se montaient à 265 millions d’euros.

Véronique Poujol
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