Gestion éthique

Il y a loin de la coupe aux lèvres

d'Lëtzebuerger Land du 28.11.2014

Le sukuk, émis récemment par l’État luxembourgeois, a remis sur le devant de la scène le fait qu’il y a des investisseurs qui cherchent des placements financiers qui soient en accord avec leurs convictions, ce qu’il est convenu d’appeler des placements éthiques. En l’occurrence, il s’agit ici d’une obligation d’État dont le rendement n’est pas un taux d’intérêt (interdit en Islam) mais le revenu du loyer d’immeubles devenus la propriété du véhicule dans lequel les investisseurs ont placé leur argent.

En 2008 et 2009, la finance islamique fut célébrée pour sa résilience. Dans les cercles bancaires ébranlés par la crise de 2008-2009, on se demandait si la finance islamique ne pourrait pas se poser en alternative à la finance conventionnelle. Il y aurait par ailleurs une forte appétence des musulmans pour ces produits et donc ce marché en croissance forte représenterait une opportunité. Le Luxembourg, la France, le Royaume-Uni ont légiféré pour permettre à ce type de produits d’exister. Mais, depuis, l’enthousiasme est quelque peu retombé. Les produits shariah compliant s’adressant à tous, comme les prêts immobiliers, restent une infime proportion du marché.

Les durées de prêts proposées sont plus courtes que celles des crédits classiques et les prix du crédit plus élevés. Il faut donc beaucoup de conviction religieuse... et les moyens qui vont avec, pour souscrire un prêt hypothécaire islamique. Islamic Bank of Britain n’a jamais gagné d’argent en dix ans d’existence et son total de bilan à 260 millions de livres sterling en fait une toute petite banque. HSBC qui s’était lancé sur le segment de la banque islamique de détail a fermé ses opérations au Royaume-Uni et dans cinq autres pays ne les maintenant qu’en Malaisie et en Arabie Saoudite.

C’est que la finance islamique semble convaincre davantage les banquiers que les musulmans eux-mêmes. C’est ainsi que Tariq Ramadan, un des intellectuels musulmans les plus connus, écrit  : « Puisque l’on ne veut pas d’intérêts, on transforme les données de la spéculation réelle, qui reste pourtant un fait intégré, en la qualifiant d’islamique. On change les moyens et les techniques, mais on garde les mêmes objectifs : maximiser les profits. On applique des charges administratives qui sont les équivalents des intérêts. Ce n’est pas une alternative, c’est une perversion. »

Ce qui se passe pour la finance islamique illustre bien ce qui se passe depuis les années 1980 quand furent lancés les premiers produits de « finance éthique ». Le but recherché est de concilier placement financier et recherche de l’intérêt général. Il faut aller au-delà de la simple sélection négative existant depuis les années 1920 qui préconise de ne pas investir dans certaines industries : armes, production d’alcool, jeux de hasard, pornographie... les industries du vice en somme. Dépassant une logique de boycott, il faudrait favoriser activement les industries que nous aimerions voir prospérer car celles-ci correspondent à nos valeurs. Mais, comment définir ces valeurs et l’intérêt général ?

Les années 1980 sont aussi les années durant lesquelles s’imposèrent les thèses dites néo-libérales de Milton Friedman et Friedrich Hayek. Selon Friedman, la responsabilité sociale d’une entreprise consiste à maximiser son profit, point. L’intérêt général résulterait de la poursuite par chacun des acteurs économiques de son intérêt personnel, la régulation étant assurée par les prix fixés librement. Ces idées inspirent aujourd’hui les politiques économiques dans quasiment tous les pays du monde. Parmi les rares exceptions, figurent la Corée du Nord, Cuba et le Venezuela.

Rappelons que les principes néo-libéraux comprennent la stricte discipline budgétaire de l’État, la privatisation des monopoles, la libéralisation du commerce extérieur, la libre circulation des capitaux, la protection de la propriété privée et un taux de change unique et compétitif. C’est la doctrine économique de l’Union Européenne et de l’OMC. Elle est inscrite dans les traités en vigueur et inspire les projets de traités transatlantiques en discussion. Elle guide l’action de la Commission de Bruxelles, du FMI et de la Banque Mondiale.

Et pourtant, tout le monde n’est pas ou plus convaincu que la poursuite du profit maximal se confonde avec celle de l’intérêt général. Le magazine Forbes écrivait : « L’idée selon laquelle le rôle de l’entreprise est de maximiser son profit au service de ses actionnaires est la plus stupide du monde. Fort heureusement, de plus en plus de gens s’en rendent compte. » Forbes est plutôt connu pour célébrer les milliardaires. Il est donc tout aussi peu suspect d’antipathie pour les actionnaires et le capitalisme que Tariq Ramadan l’est pour l’Islam et les musulmans.

La mauvaise conjoncture économique depuis 2008 est propice à la recherche d’alternatives. Et nombreux sont ceux qui n’ont pas attendu la crise pour passer du vague inconfort à l’estomac que leur procure le saccage de l’environnement ou les 25 000 personnes mourant chaque jour des causes de la faim pour essayer quelque chose de différent.

C’est le cas de Muhammad Yunus. Professeur d’économie formé aux États-Unis, Yunus rentre dans son pays natal, le Bangladesh, quand son pays accède à l’indépendance dans les années 1970. Il y est confronté à l’effroyable misère qui règne aux portes mêmes de son université. Pour résoudre une des causes de la misère, Yunus fonde Grameen Bank et invente la micro-finance. En 2005, c’est la consécration avec deux Prix Nobel, celui d’économie et celui de la paix. En 2008, Yunus déclare au journal Le Monde : « Tout le monde espère gagner de l’argent en faisant des affaires. Mais l’homme peut réaliser tellement d’autres choses en faisant des affaires. Pourquoi ne pourrait-on se donner des objectifs sociaux, écologiques, humanistes ? C’est ce que nous avons fait. Le problème central du capitalisme ,unidimensionnel’ est qu’il ne laisse place qu’à une manière de faire : rentrer des profits immédiats. Pourquoi n’intègre-t-on pas la dimension sociale dans la théorie économique ? Pourquoi ne pas construire des entreprises ayant pour objectif de payer décemment leurs salariés et d’améliorer la situation sociale plutôt que chercher à ce que dirigeants et actionnaires réalisent des bénéfices ? »

Dans son livre Vers un nouveau capitalisme paru en 2008, Yunus pose les principes du social business. L’objet social de ce type d’entreprise est de répondre à un enjeu sociétal ou environnemental. En outre, l’entreprise ne distribue pas de dividendes. Les actionnaires sont remboursés avec une part des profits de leur capital sans intérêt. Leur retour sur investissement vient de la poursuite de l’objet social. Après remboursement du capital, les profits sont intégralement réinvestis dans l’entreprise.

On voit que Yunus, Nobel d’économie 2005, s’oppose à Friedman, Nobel d’économie 1976, sur l’appropriation de la plus-value. Selon Friedman, l’entreprise, et donc la plus-value, appartient exclusivement à ses actionnaires dont le droit de propriété prime tous les autres droits. Yunus, quant à lui, ne reconnait pas de droit aux profits à l’actionnaire. C’est plutôt radical. De fait, l’entreprise est socialisée. Marx, Lénine et les autres seraient-ils de retour ?

Bien sûr, tout le monde ne sera pas d’accord avec le respectable professeur Yunus. Assez vite, la statue du saint laïc se lézarde. Le gouvernement du Bangladesh prend le contrôle de Grameen Bank et Yunus est attaqué pour des affaires de détournement de fonds. Yunus reste proche de Danone avec qui il a créé Grameen Danone Foods, un exemple de social business commercialisant des yaourts (« Shokti Doi ») dont l’apport nutritif correspond au déficit en vitamines et minéraux des enfants de la région.

Au Luxembourg aussi, des personnes se mobilisent pour faire des affaires autrement. C’est ainsi que nous avons rencontré un membre de l’European Venture Philanthropy Association. Il trouve l’approche de Yunus sur le capital trop radicale mais partage l’ambition sociale. On peut créer des entreprises dont l’objet est de s’attaquer à un problème social. Allant plus loin que la simple philanthropie, on va considérer les problèmes sociaux comme des opportunités entrepreneuriales. C’est bien ce qu’a fait Yunus avec Grameen Bank. Mais, nous sommes ici clairement dans le domaine commercial (for-profit). Outre l’objectif social, les investisseurs cherchent « aussi » un retour sur investissement sous forme de dividendes et/ou de plus-value. Comme exemple de ce type de start-up, citons Nazava, une société fondée par un entrepreneur néerlandais qui a pour objet la production de filtres à eau pour purifier l’eau du réseau, non potable, en Indonésie. Weedingtech développent quant à eux un herbicide à base d’eau chaude, de vapeur et d’éponge naturelle pour éviter l’effet polluant des pesticides chimiques. Vu le récent désastre de pollution de l’eau potable par des pesticides au Luxembourg, il y aurait peut-être une opportunité pour ces entreprises ici aussi.

Ces entreprises sont à la phase du démarrage. Y investir est à haut risque. Ceci est réservé à des individus relativement aisés appelés business angels (voir p. 26 dans ce dossier). Pour susciter le développement d’entreprises à vocation sociale, des entrepreneurs luxembourgeois ont créé l’Impactory en 2012. Il s’agit d’un incubateur privé dont la vocation est de susciter la création d’entreprises innovantes s’attaquant aux problèmes environnementaux et sociaux. Conséquence, concomitance ? Business Initiative a créé 1,2,3,Go Social sur le modèle de 1,2,3,Go, un concours des meilleurs business plans. L’État a par ailleurs son plan d’action pour le développement de l’économie solidaire au Luxembourg et sous l’impulsion de Caritas, des acteurs du secteur se sont regroupés au sein de l’Union luxembourgeoise de l’économie sociale et solidaire (Uless). Un projet de loi est en discussion sur la création d’une société dite « d’impact sociétal », un hybride entre ASBL et société commerciale. Ces initiatives récentes laissent à penser que le secteur connaitrait un renouveau du fait du marasme économique généré par la crise bancaire de 2008. Comment y investir ?

L’investissement direct est difficile autrement que par le don pur et simple. Donc, pour l’investisseur moyen, existent des fonds labellisés « éthiques » proposés par nos banquiers. Ces fonds utilisent souvent les notes (ratings) attribuées par des agences de notation spécialisées. En Belgique, les deux agences de référence sont Ethibel et Triodos Research. En Grande-Bretagne, il y a Eiris, en Suisse SAM (Sustainable Asset Management), en France Arese et Novethic. On aura compris de ce qui précède qu’il est bien difficile de déterminer dans quelle mesure une entreprise est éthique. Tout le monde néanmoins s’accorde sur trois critères : sociaux, c’est-à-dire le comportement de l’entreprise envers son personnel, environnementaux et économiques. Comment les pondérer? Chacun propose sa solution, seuil minimal pour Ethibel, « best 50% » pour Triodos Research, « best of class » pour SAM. Eiris propose de fournir des listes basées sur le profil éthique du client. Celui-ci le définit parmi 300 critères environnementaux et sociaux. On voit qu’une offre d’investissements dits éthiques existe. Qu’en est-il de la demande de la part des épargnants ?

Pour illustrer cette question, regardons ce produit très simple, accessible à tous au Luxembourg et dans la zone euro, qu’est le compte d’épargne Etika. Chacun peut demander de transformer son compte épargne auprès de la BCEE en Compte épargne alternative (CEA). Son épargne restera disponible à tout moment. Il sera rémunéré à 75 pour cent du taux du compte conventionnel, aujourd’hui 0,15 pour cent au lieu de 0,20 pour cent. Sur 10 000 euros, l’épargnant perd cinquante euros d’intérêts par an. En retour, son argent est investi dans des projets qui sont évalués par l’ONG Etika.

Etika fut créée fin 1996 par des ONG, Caritas et Association solidarité Tiers Monde (ASTM) sous l’impulsion notamment de Mike Mathias et d’Änder Schank, pionnier de l’agriculture biologique et patron d’Oikopolis, maison-mère de Naturata et de Biog. Peu de doutes ici sur la motivation sociale et environnementale. Änder Schanck se souvient de l’enthousiasme lors de la création du produit d’épargne avec la BCEE. En réponse à un sondage TNS-Ilres, quinze pour cent de la population se déclarait prête à investir dans des projets socio-écologiques. En 2011, ils étaient 63 pour cent, selon les sondeurs. Or, le CEA ne compte aujourd’hui que 1 123 comptes pour une valeur de 44,4 millions d’euros, 0,2% des dépôts de la seule BCEE (21 milliards d’euros). Comment expliquer ce flop ? Est-ce que l’association avec la BCEE est la plus heureuse ? Raymond Kirsch, l’ancien directeur général de la BCEE croyait au produit. Mais, comme il l’avouait lui-même, il ne détenait pas tous les leviers. Son successeur, Jean-Claude Finck, semble avoir oublié le CEA. Moi-même, client de longue date de la banque, il ne me fut jamais proposé par mon conseiller financier.

Schank pense que la situation eût été différente si Triodos, la banque néerlandaise présente en Belgique, en Allemagne, en France, en Espagne et au Royaume-Uni avait mené à bien son projet d’ouvrir une succursale au Luxembourg. Cette banque est clairement spécialisée dans le financement de l’agriculture biologique et des énergies renouvelables. Avec un total de bilan de 6,4 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 3,2 milliards d’actifs sous gestion et 550 000 comptes, on a dépassé le stade de l’artisanat. C’est une conversation avec Triodos qui avait décidé Kirsch à aller de l’avant pour le CEA. Mais, cette réussite et le fait que le nombre de comptes ait plus que doublé depuis 2009 ne doit pas masquer que Triodos reste un lilliputien face aux géants que sont BNP Paribas ou Deutsche Bank, des banques dont les bilans dépassent les 2 000 milliards d’euros. On revient là à l’ordre de grandeur des 0,2 pour cent du CEA.

C’est que notre rapport avec l’argent reste compliqué. Nous avons beau être intellectuellement convaincus que nous pourrions influer ce qui est fait avec notre épargne, peu de gens passent à l’acte. Avec l’argent, nous sommes tous un peu comme ces fumeurs qui, bien conscients et informés du fait qu’ils ruinent leur santé, continuent pourtant à fumer.

Jean-Luc Karleskind
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