Aide à la presse écrite

Le nerf de la guerre

d'Lëtzebuerger Land vom 13.06.2002

Créée en 1976, la loi sur l'aide à la presse écrite, rebabtisée entretemps loi sur la promotion de la presse écrite, a fait augmenter substantiellement les subventions directes de l'État aux différents titres bénéficiaires. Entre-temps, pas moins de neuf titres remplissent les critères. Mais au fil des ans, ce mécanisme d'aide publique s'est considérablement éloigné de ses intentions originales, qui étaient le maintien du pluralisme et surtout un encouragement au travail créatif des journalistes.

Des modifications intervenues ont fait changer les parts relatives que l'État alloue à chacun des organes, voire des éditeurs en jeu. En 2001, le montant total de l'aide directe avoisinait les 180 millions de francs luxembourgeois à quoi s'ajoutent quelque 300 millions sous forme de tarifs postaux préférentiels pour la distribution, ainsi que les avis officiels et la communication du gouvernement.

Des observateurs étrangers, étonnés par le nombre de titres publiés régulièrement chez nous et par l'apparition de nouveaux titres, alors que partout ailleurs les journaux se meurent, se disent intrigués par la générosité de l'aide à la presse. C'est l'attrait du pactole public qui créerait des vocations. De mauvaises langues prétendent même que c'est uniquement en perspective de l'aide à la presse que des titres se créent chez nous, sans que nécessairement ils répondent à un projet éditorial cohérent ou à un business plan sérieux. Étant donné l'évolution et surtout le mode d'attribution de l'aide à la presse, il y a lieu de s'interroger sérieusement sur ces dérives et sur une réforme qui lui redonnerait sa justification initiale.

Le premier dérapage est intervenu en 1990  lorsque le montant de référence, c'est-à-dire la base de calcul de la part fondamentale, qui représentait alors un tiers de l'aide accordée, répartie de façon égale entre les publications reconnues (six titres à l'époque), a augmenté fortement: Entre-temps entre en ligne de compte le coût salarial de cinq rédacteurs au lieu de trois précédemment. Ce premier changement profite de façon égale à tous les titres. Mais il rend évidemment plus difficile l'accès à l'aide, car tout nouveau prétendant doit d'abord se doter d'une équipe rédactionnelle de cinq personnes à temps plein.

En même temps, le plafond pour l'aide proportionnelle passe de 4 000 à 5 000 pages standards. Une mesure qui profite uniquement aux deux plus grands quotidiens, à savoir le Wort et le Tageblatt, qui sont les seuls titres à dépasser 4 000 respectivement 5 000 pages, alors que l'aide proportionnelle diminue en termes relatifs: le gâteau proportionnel a bien augmenté, mais il est réparti entre un nombre plus élevé de pages.

Cette réforme garde le principe que l'aide à la presse écrite bénéficie d'un crédit fixe inscrit au budget de l'État, selon la formule aide totale = montant de référence x nombre de titres. Les crédits augmentent grâce à la réévaluation régulière du coût salarial d'und rédacteur-type. Le seul facteur «exceptionnel» qui peut changer la donne, c'est l'apparition d'un nouveau titre. Ce qui aura lieu au début des années 1990, lorsque le GréngeSpoun (actuellement woxx) se voit , après force litiges, être admis dans le cercle privilégié des heureux bénéficiaires.

En 1998 est adoptée la loi sur la «promotion de la presse écrite». Elle prévoit notamment d'abolir progressivement le plafonnage des pages considérées pour le calcul de la part proportionnelle de l'aide. C'est la voie ouverte à tous les abus. Dans un premier, temps, le nombre de pages entrant en ligne de compte est relevé puis abandonné (5 500 pages en 1997, 6 000 pages en 1998, aucune limite à partir de 1999). À titre de compensation pour les petites publications, la part fondamentale, toujours répartie de façon égale, est augmentée en même temps: à côté du coût rédactionnel, il est en effet tenu compte de l'évolution des prix du papier journal. 

La suppression du plafonnage des pages subsidiées ne reste pas sans effets: Le Tageblatt et surtout le Wort, dépassant largement les plafonds de 5 500, respectivement 6 000 pages, commencent «à décoller» à partir de l'année 1999. Si on observe à nouveau un doublement de l'aide entre 1996 et 1999, il saute aux yeux que cette augmentation profite de façon très inégale aux différents titres.

La dynamique créée par les nouvelles dispositions se traduit donc par une augmentation substantielle de l'aide publique et une diminution de la part relative des petits éditeurs. Elle introduit aussi une certaine insécurité budgetaire: La part proportionnelle n'étant plus plafonnée, il est impossible de prédire en début d'exercice quels seront les montants que l'État devra débourser au courant de l'exercice. 

La répartition initiale (un tiers des subsides était réparti de façon égalitaire, deux tiers selon le volume rédactionnel) n'est plus respectée  en 2000, seulement 22,6 pour cent de l'aide totale ont été répartis en tant que part fondamentale entre les neuf titres en jeu, alors que 77,4 pour cent relevaient de l'aide proportionnelle. L'aide est donc devenu plus inégalitaire depuis 1996, où par définition 33,3 pour cent étaient réservés à la part fondamentale.

Conséquence inévitable de ce nouveau système quelque peu pervers sur les bords (sont en effet pris en compte pour le calcul de la part proportionnelle des pages où il est difficile de déceler le moindre effort journalistique, comme par exemple des pages reproduisant selon le système copy/paste, qui fait florès dans la monde de la presse grand-ducale, les programmes de télévision, les cours en bourse etc.): la part des deux éditeurs principaux passe de quelque 50 pour cent (1976) du total des subventions à pratiquement 75 pour  cent (2001). 

Autrement dit : les quatre publications indépendantes (Journal, Zeitung, Land et woxx) ne perçoivent qu'un quart de l'aide, alors que manifestement les efforts consentis par les différentes rédactions ne reflètent pas, loin s'en faut, cette répartition. Ce n'est nécessairement pas à force de multiplier les pages avec n'importe quel contenu qu'on contribue à la qualité du travail journalistique!

Ce phénomène de concentration de l'aide publique risque encore de s'amplifier avec l'apparition de nouveaux candidats à l'aide: La Voix aussi bien que Le Quotidien rempliront les conditions prévues par la loi au plus tard une année après leur première édition, et affecteront de ce fait déjà en partie le budget 2002. L'impact de ces deux nouveaux titres se fera complètement ressentir à partir de l'année 2003. Par simple effet mécanique, l'aide atteindra alors, toutes conditions égales par ailleurs, quelque 235 millions de francs. Depuis l'instauration de l'aide publique à la presse en 1976, cinq nouveaux titres se sont ajoutés à la liste des six bénéficiaires initiaux ou sont sur le point de le faire. 

Or on constate que sur ces six nouveaux venus, cinq sont édités respectivement co-édités par les deux grands éditeurs bénéficiant le plus de l'aide publique. Ce qui ne manquera pas de creuser encore l'écart entre grands et petits, si le système n'est pas corrigé.

L'idée initiale était évidemment d'éviter des abus et de ne considérer que des publications basées sur un projet sérieux, capables de voler de leurs propres ailes. L'évolution des dernières années montre cependant qu'à la fois l'accès à l'aide publique ainsi que sa distribution se font au détriment des petites publications et des petits éditeurs. On ne parle même pas de l'aide «indirecte» (avis et annonces publiques, subventionnement des frais postaux) qui est répartie de façon encore plus inégalitaire. Le mode actuel d'attribution de l'aide a des effets qui vont à l'encontre même du but recherché, à savoir le maintien, voire l'élargissement du pluralisme d'opinion dans les quotidiens et hebdomadaires luxembourgeois. Une rectification du mécanisme s'impose de toute urgence.

Une première mesure à prendre serait de relever le taux de base pour fixer la part fondamentale. Actuellement le calcul se fait de la façon suivante: Montant de référence = Coût salarial de cinq journalistes + 120 fois le prix d'une tonne de papier. 

La part fondamentale devrait représenter un tiers du montant de référence. En fait, comme on l'a vu, en 2000, à peine 22,6 pour cent de l'aide ont été distribués comme part fondamentale. Pour revenir au taux initial de 33,3 pour cent, il faudrait relever le taux de base vers environ 45 pour cent. Une simulation montre que cette mesure ramènerait - pour l'année 2003 - l'aide non-proportionelle à nouveau à un niveau tournant autour de 33,9 pour cent. 

Cette mesure aurait comme autre effet de diminuer le montant alloué aux deux principaux quotidiens de quelques millions par rapport à 2001, toutes les autres publications recevraient plus d'argent qu'en 2001. En plus, le budget de l'État connaîtrait une économie de quelque 13,5 millions.

S'il s'avérait politiquement difficile de réduire l'aide pour l'une ou l'autre publication, on pourra répartir le «gain» budgétaire en augmentant la subvention des pages rédactionnelles - mesure qui profitera le plus aux grands titres.

En utilisant, au lieu du coefficient 2 325, une valeur de 2 150, les subventions par page augmenteraient de telle sorte que toutes les publications recevraient alors plus de subventions qu'en 2001, alors que l'impact budgétaire (avec une dépense supplémentaire de 150 000 francs) serait pratiquement négligeable. Autre avantage de ces mesures: il serait suffisant de procéder à un léger remaniement du texte de la loi en vigueur. Seul deux chiffres («un tiers» et 2 325) seraient à changer au niveau de l'article 3 de la loi. 

Subsidiairement, il faudrait réfléchir à un rétablissement d'un système de plafonnage de l'aide, sinon la situation d'un décollage pourra se représenter dans un laps de temps relativement bref.

 

Ce texte repose sur un memorandum remis par l'auteur et Richard Graf, gérant du woxx, au Premier ministre et au ministre délégue aux communications.

 

 

 

 

Mario Hirsch
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