Chronique Internet

Crypto bank run

d'Lëtzebuerger Land vom 02.02.2018

Les signes s’accumulent que l’aventure Tether pourrait prochainement se terminer avec pertes et fracas. La cryptodevise Tether a ceci d’original que contrairement aux bitcoin, ether et autres litecoin, son cours est censé être étroitement lié aux monnaies conventionnelles. La firme du même nom qui l’émet et l’administre assure que chaque tether émis correspond à un dollar tenu en réserve. Il en résulte que le taux d’échange entre tether et dollar est toujours censé fluctuer autour de 1. Alors que le cours des autres cryptomonnaies peut varier très fortement en l’espace de quelques heures, la stabilité proclamée du tether, dont quelque 2,2 milliards ont été émis depuis les débuts de la firme en 2015 (contre environ 800 millions seulement début décembre), en a fait un actif recherché notamment par les traders spécialisés qui s’en servent pour transférer rapidement leurs avoirs entre plateformes de trading sans avoir à passer par le dollars et à payer les frais de conversion élevés qui en résultent.

Il y a quelques jours, on a appris que Tether a rompu ses liens avec ses réviseurs, Friedman LLP. Or, au plus tard depuis que
31 millions de tethers ont été volés par des hackers en novembre dernier, les doutes sur la véracité de l’affirmation de la firme qu’elle a en réserve un dollar pour chaque tether émis ont pris

de l’ampleur. Dans un premier temps, Tether avait promis de mener un audit pour prouver sa solvabilité. La rupture avec Friedman n’est pas de bon augure et apporte de l’eau au moulin de ceux qui dénoncent Tether comme une arnaque à grande échelle.

L’affaire se corse lorsque l’on considère le manque de transparence qui règne autour de Tether et les liens étroits qui l’unissent à Bitfinex, une des plus grandes plateformes d’échange de cryptodevises du monde. Les deux entreprises sont basées à Taiwan, et leurs directions se confondent au moins en partie.

Sur le marché extrêmement volatile des cryptodevises, marqué depuis début 2017 par le bond du bitcoin d’environ 1 000 à 20 000 dollars à la fin de l’année puis à son repli brutal aux alentours de 10 000 dollars en janvier, le tether a dans un premier été perçu comme un stabilisateur : son cours quasiment fixe à l’égard du dollar aurait, selon certains, servi à contenir la volatilité des cryptocoins en permettant aux traders de placer leurs avoirs momentanément à l’abri des soubresauts de ces marchés. Mais à présent que la suspicion s’est installée, certains pointent du doigt un rôle sensiblement moins reluisant : tether aurait en fait servi à des manipulations de marché destinées à faire monter le bitcoin. Au printemps 2017, Wells Fargo, qui avait conclu un accord avec Tether pour permettre à des citoyens américains d’échanger leurs dollars contre des tethers, a annoncé couper ses liens avec Tether et Bitfinex.

Les conjectures les plus alarmistes circulent désormais sur les réseaux sociaux, y compris un scénario catastrophe dans lequel la plateforme Bitfinex serait elle aussi engloutie dans le maelstrom que pourrait déclencher une vente massive de tethers.

S’il s’avère que tether n’a réussi à se faire une place au soleil que comme cryptodevise-parking, en évitant aux traders les coûteuses et lentes conversions en dollars, et qu’en réalité, seule une infime partie des tethers en circulation est couverte, les risques systémiques qui résultent de cet embrouillamini pour la cryptosphère sont considérables. Les traders, sans doute conscients du risque inhérent à des entreprises aussi peu transparentes que Bitfinex et Tether, ont pu estimer limiter leur exposition en ne tenant les tethers que pendant quelques minutes à chaque fois, le temps de procéder à leurs transferts en cours. Mais ce faisant, ils ont gonflé les volumes de transactions et légitimé un montage dont le délitement suite à un « crypto bank run » pourrait faire très mal.

Jean Lasar
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