Le local, une voie sans issue ?

Leurs envies

d'Lëtzebuerger Land du 15.01.2016

« Si j’avais 18 ans aujourd’hui et me demandais quelles études entamer, c’est clair, après vous avoir entendus ce soir, je choisirais le droit ! » s’insurgeait le critique d’art, conférencier et curateur Christian Mosar mardi soir au premier étage du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Bien que fermé pour travaux de transformation, le Casino avait invité à une table-ronde intitulée Étre curateur / curatrice dans le contexte national, organisée par l’historien d’art Hans Fellner et qui réunissait Enrico Lunghi, directeur général du Mudam, Kevin Muhlen, directeur général du Casino, Danielle Igniti, responsable du service culturel de la Ville de Dudelange et Alex Reding, galeriste de Nosbaum-Reding. Le reproche de Christian Mosar aux conférenciers, notamment aux deux directeurs d’institutions publiques : un manque de stratégie dans leur programmation, mais aussi dans le soutien d’artistes autochtones. Kevin Muhlen et Enrico Lunghi disaient en substance que le Luxembourg est trop petit pour faire carrière en tant que curateur ou artiste ici. « Ce n’est pas vrai que le local est une voie sans issue, rétorquait Christian Mosar, vous deux êtes la preuve du contraire : vous avez tous les deux fait carrière ici ! »

Applaudissements enthousiastes dans la salle, bondée d’un public intéressé, mais aussi et surtout d’artistes qui, eux, se taisaient, bien qu’on sentît leur énervement. Au bar, plus tard, ils disaient pourquoi : les artistes ont peur de se friter avec l’un de ces deux hommes qui représentent à eux seuls tout le pouvoir de la scène artistique au Luxembourg. Ainsi, agacer Kevin Muhlen, qui vient en plus d’être nommé président de la commission qui décide de l’attribution du un pour cent culturel, pourrait mener à l’éviction du prochain appel à projets, disent-ils. S’en prendre en public à Enrico Lunghi équivaudrait aussi à s’exclure d’office de son réseau. Triste constat, qui explique aussi l’absence de feed-back sérieux dont se plaignirent les orateurs. « Beaucoup d’artistes sont un peu autistes, estima pour sa part Danielle Igniti, ils croient qu’exposer, cela veut dire recevoir la clé d’un lieu. Ils ne conçoivent pas qu’un curateur puisse être un partenaire avec lequel on dialogue et qui vous fait avancer dans votre travail. »

En début de la conférence, Hans Fellner, qui avait développé la théorie que la scène autochtone de l’art contemporain a « implosé » en 2012, lorsque RTL Télé Lëtzebuerg diffusait Generation Art et le Casino exposait des artistes au travail dans le cadre d’Atelier Luxembourg (théorie malheureusement jamais couchée sur papier), voulait connaître les critères de choix de ces programmateurs et directeurs artistiques, « les principaux décideurs du monde de l’art au Luxembourg ». Bien mal lui en prit, puisque ces critères semblent flous et mouvants : pour Kevin Muhlen, c’est une question d’intuition, de sensibilité personnelle, d’envies, de choses qu’il découvre en voyageant un maximum pour aller voir des expositions, avec des préférences plus poussées sur tout ce qui touche au son et à la culture underground, « j’aime des choses plus sombres ». Pour Enrico Lunghi, la programmation est le fruit de rencontres et d’opportunités, surtout pour des collaborations avec de grandes institutions internationales. Aucun des deux directeurs tout-puissants n’a évoqué des concepts comme une mission de service public ou la responsabilité, essayant au contraire de se dédouaner par rapport à la scène locale, repoussée dans l’anecdotique.

« Bien sûr, je ne fais pas un artiste ! » rétorqua Danielle Igniti, dont les deux centres d’art, Nei Liicht et Dominique Lang, sont devenus de véritables pépinières d’artistes luxembourgeois, en l’espace d’un quart de siècle de travail et d’engagement, ce qui ne fut « pas facile ». « Je vois ces lieux comme des espaces d’expérimentation, où les artistes peuvent tester des idées et des concepts » dit-elle. Après avoir énoncé des critères de sélection clairs pour ses choix : des artistes émergeants, des artistes avec lesquels elle travaille en continu sur une carrière, des femmes, des travaux politiques. Alex Reding, qui prend le plus de risques avec sa programmation parce que sa survie économique en dépend, s’oriente selon la possibilité de se faire une place sur le marché international, mais veut aussi faire un travail de soutien et de développement de la scène luxembourgeoise, « parce que je suis au Luxembourg, donc je veux aussi m’engager ici ».

« Je suis un peu las d’observer cette course à ‘qui sera la prochaine star de l’art au Luxembourg ?’ » affirma Kevin Muhlen, qui se dit fatigué de ce « jeu ennuyeux » – peut-être parce que le Casino pensa l’avoir dénichée, cette star, en programmant Deborah De Robertis, avant de la déprogrammer pour incompatibilités humaines. Mais au-delà, dit-il, il ne ressent pas de pression ou d’attentes de la part des artistes, avec lesquels il aurait plutôt un bon dialogue et un échange intense. « Au Luxembourg, rigola Danielle Igniti, les artistes croient tous qu’ils seront exposés au Mudam parce qu’ils connaissent Lunghi et lui font des tapes amicales lors de vernissages ». Rires.

Sans vraiment conceptualiser cette idée, tous les orateurs pourtant dressèrent le portrait d’une scène microscopique où tout le monde se connaît et se côtoie et où les choses ne sont pas claires, (Enrico Lunghi l’appela « une grande confusion »). Que ce soient les directeurs artistiques, les galeristes, les curateurs, les artistes, les critiques, les collectionneurs ou les politiques (complètement absents du débat), les rôles ne sont ni définis, ni délimités. Qui est prescripteur, qui acteur et qui observe ou accompagne avec un discours critique ? Quelles sont les attentes, aussi du public, envers les différents intervenants, privés, associatifs ou étatiques ? « L’important, c’est de faire ce qu’on aime, le plaisir qu’on a à le faire est primordial », estima encore Enrico Lunghi. « Il n’est pas trop tard, rétorqua Christian Mosar de la salle. Et si on remettait encore une fois les compteurs à zéro ? »

josée hansen
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