Le Luxembourg mis à l’index par un économiste français

Les 5 800 milliards manquants

d'Lëtzebuerger Land du 22.11.2013

Cinq ans après le début de la crise financière mondiale, et malgré la proclamation de « la fin des paradis fiscaux », ces derniers n’ont jamais abrité autant d’argent qu’en 2013. Quelque 5 800 milliards d’euros s’y trouvent, soit huit pour cent du patrimoine financier mondial des ménages, dont 350 milliards appartenant à des Français. Et depuis quatre ans, le montant des fortunes gérées dans les paradis fiscaux a augmenté de 25 pour cent, et de 14 pour cent en Suisse.

Tels sont les principaux calculs d’un jeune économiste français de 27 ans, Gabriel Zucman, professeur-assistant à la London School of Economics (LSE) et chercheur à l’université américaine de Berkeley, dont le livre La richesse cachée des nations (La République des idées – Le Seuil), paru le 7 novembre en France, est un des plus aboutis sur le sujet et devrait faire date.

On l’aura compris, l’auteur ne croit pas, mais alors pas du tout, aux progrès qui auraient été faits ces dernières années contre l’opacité financière et la fraude fiscale. À partir d’une enquête inédite fondée sur des statistiques officielles inexploitées (les balances des paiements des pays, les bilans des banques, les données mensuelles de la Banque nationale suisse sur les montants des fortunes détenues par des étrangers, etc.), il arrive donc à une estimation, qu’il dit a minima, de 5 800 milliards d’euros dans les paradis fiscaux. Au total, la fraude permise par le secret bancaire représente 130 milliards d’euros de pertes d’impôts au niveau mondial, dont 50 milliards pour l’Union européenne (UE) et 17 milliards pour la France. Sans l’évasion fiscale, la dette publique française ne serait pas actuellement de 95 pour cent du produit intérieur brut (PIB) mais de 70 pour cent.

C’est que la lutte contre les paradis fiscaux engagée depuis une quinzaine d’années est bien peu efficace, selon Gabriel Zucman. Ainsi, actuellement, seuls les petits comptes quittent la Suisse, alors que les avoirs détenus par les ultra-riches augmentent. Ensuite, loin de se livrer une concurrence acharnée, les paradis fiscaux travaillent plutôt en symbiose et se sont spécialisés dans les différentes étapes de l’activité de gestion de fortune. Par exemple, les fonds d’investissement ne se trouvent guère en Suisse mais « dans trois autres paradis fiscaux: le Luxembourg, l’Irlande et les îles Caïmans ».

Quant à la fameuse directive épargne, mesure phare de l’UE pour lutter contre l’évasion offshore, c’est « un scandale », selon l’économiste. D’abord, ce dispositif ne concerne que les intérêts et pas les dividendes. Ensuite, à la place de l’échange d’informations, le Luxembourg et l’Autriche appliquent une retenue à la source de 35 pour cent, dont les trois quarts (soit 26,25 pour cent) sont reversés aux pays étrangers. « Or en vertu de la législation actuelle, la France prélève 44 pour cent sur les intérêts bien déclarés touchés par les plus fortunés », écrit l’auteur, pour qui « de façon incompréhensible, les détenteurs de comptes cachés se voient ainsi reconnaître le ,droit‘ de payer moins d’impôts que les contribuables honnêtes ». Et, troisième défaut, mais le plus grave, cette imposition forfaitaire ne fonctionne même pas, car la directive ne s’applique qu’aux comptes détenus en main propre par des particuliers, pas à ceux possédés par l’intermédiaire de trusts, fondations ou sociétés-écrans. L’effet principal de la directive épargne a donc été d’inciter les Européens qui ne l’avaient pas déjà fait à rendre leurs fortunes encore plus opaques, en les transférant dans ces boîtes noires intermédiaires.

Malgré tout, l’auteur n’en reste pas moins optimiste, car pour lui l’intérêt de calculer précisément la « ri chesse cachée » est de pouvoir proposer des solutions pour l’imposer. Chiffres détaillés à l’appui, il propose d’instaurer à l’encontre des paradis fiscaux des sanctions douanières permettant de prélever des montants équivalents à ce que coûte leur secret bancaire aux autres pays.

En plus de la contrainte, il propose un outil de vérification baptisé « cadastre financier mondial », qui seul serait à même de faire fonctionner l’échange automatique d’informations. Ce registre mondial de tous les titres de propriété financiers en circulation – actions, obligations, dérivés, etc. – serait tenu par le Fonds monétaire international (FMI), grâce aux dépositaires centraux des différents pays et aux deux sociétés qui jouent ce rôle pour les titres « apatrides », Euroclear en Belgique et Clearstream au Luxembourg.

Enfin, il propose un impôt mondial sur le capital, prélevé à la source par le FMI sur la base de ce cadastre, à hauteur de deux pour cent de la valeur de chaque titre financier. Une idée portée avec force par l’économiste français Thomas Piketty – sous la direction duquel Gabriel Zucman a fait sa thèse de doctorat –, dans un autre livre important de cette rentrée, Le Capital au XXIe siècle (Le Seuil, septembre 2013).

Reste que les pages les plus décapantes de La richesse cachée des nations, et qui intéresseront au premier chef les lecteurs luxembourgeois, sont celles consacrées au grand-duché, présenté comme « le paradis fiscal des paradis fiscaux, présent à toutes les étapes du circuit de la gestion de fortune internationale, utilisé par toutes les autres places financières ». Chiffres et développements historiques à l’appui, Gabriel Zucman ne voit plus dans le pays une « nation », mais une « plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale » qui a « commercialisé sa propre souveraineté » et « vendu aux multinationales du monde entier le droit de décider elles-mêmes de leurs propres taux d’imposition, contraintes réglementaires et obligations légales ».

Non seulement ce « modèle n’a pas enrichi la population locale, contrairement aux idées reçues » : « le PIB par travailleur, la véritable mesure de la performance économique du pays, n’a crû que de 1,4 pour cent par an depuis 1970, un résultat très médiocre qui place le Luxembourg dans la queue du peloton des pays développés » et « les inégalités se sont envolées » dans « un pays coupé en deux, où banquiers, avocats, et experts comptables vivent dans l’opulence » et « où le reste de la population subit un déclassement accéléré ».

Mais en outre, selon l’ouvrage, le Luxembourg freine l’UE dans sa lutte contre la fraude fiscale et en vient à représenter un risque systémique, si bien que « pour éviter que les catastrophes irlandaises et chypriotes ne se répètent, il est urgent que le Luxembourg fasse machine arrière ». À défaut d’une « coopération pleine et entière », il faudra selon Gabriel Zucman employer les grands moyens : l’exclusion de l’Union européenne. La charge est forte mais elle est étayée et l’auteur reconnaît que « cette opération de transparence coûtera très cher au grand-duché (au moins trente pour cent du PIB) ».

Largement commenté, et plutôt loué dans les médias français, l’ouvrage a aussi déjà ses détracteurs, comme le chroniqueur du Monde Arnaud Leparmentier, qui a critiqué les « études savantes qui se multiplient pour dénoncer les milliards qui dormiraient dans les paradis fiscaux, responsables à la fois de nos déficits budgétaires et de l’atonie des investissements. Nous avons trouvé la parade : annexons le grand-duché de Luxembourg, qu’il redevienne enfin le département des Forêts et l’argent coulera à flots en France ».

C’est ni plus ni moins « du Luxembourg bashing pour des raisons idéologiques», a réagi de son côté sur France Inter, le 11 novembre, l’avocat fiscaliste luxembourgeois Alain Steichen, en mettant en avant les évolutions comme la retenue à la source de 35 pour cent et la convention d’entraide fiscale administrative signée en 2010 avec la France. « Tout est à peu près faux », lui a rétorqué Gabriel Zucman : la retenue à la source « ne s’applique quasiment à aucun compte au Luxembourg » et « l’échange d’information ne sert à rien en pratique » car « pour obtenir une information du Luxembourg comme des autres paradis fiscaux, il faut déjà avoir la réponse à la question qu’on se pose. Et la preuve éclatante en est l’affaire Cahuzac ». Une allusion à la réponse de la Suisse à la France que le ministre socialiste n’y avait pas de compte, faute pour l’administration française d’avoir mentionné dans sa question la banque où chercher ! Décidément, ce jeune économiste ne croit pas, mais alors pas du tout, aux progrès qui auraient été faits ces dernières années contre la fraude fiscale.

Emmanuel Defouloy
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