Monarchie

Le bourgeois, honnête homme gentil

d'Lëtzebuerger Land du 05.10.2012

Molhier est bien d’aujourd’hui et le vieux Lessing n’a décidément rien compris, lui qui opposa les théâtres anglais et allemand réputés vivants et créatifs au théâtre français qu’il tint pour rigide, frigide, frivole et sclérosé. Comme si la Vernunft de l’Aufklärung allemande pouvait saisir le cœur de l’âme française qui a ses raisons que la raison germanique ignore. Il n’y avait qu’à voir Le Bourgeois Gentilhomme que Denis Podalydès monta la semaine dernière pour quatre merveilleuses soirées au studio du Grand Théâtre de Luxembourg. Quelle leçon de vie, quel spectacle de jouissance qui ne fut même pas du théâtre mais un Gesamtkunstwerk avant l’heure, le verbe, le geste et la musique communiant avec gourmandise dans une joyeuse fête. On comprend que Richard Strauss, hanté par l’Aufhebung de ces contrastes, ait senti la nécessité, non plutôt le plaisir de composer une partition à la gloire de ce gentilhomme-là.
Servie par une mise en scène classique mais pas sage pour autant et de superbes costumes d’époque réinterprétés par Christian Lacroix, excusez du peu, la pièce n’a pourtant (ou justement) rien perdu de son actualité. Tenez : « N’y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion (la colère), qui fait d’un homme une bête féroce ? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements. Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération et la patience. » Ne dirait-on pas le serment du mécréant face aux fous du foulard ?
Ou encore cet échange entre le nobliau et ses créanciers bourgeois : « Je suis votre débiteur, comme vous le savez. – Oui : nous ne le savons que trop. – Vous m’avez généreusement prêté de l’argent en plusieurs occasions. – Somme totale, quinze mille huit cents livres. – Mettez encore deux cent pistoles que vous m’allez donner : cela fera justement dix-huit mille francs. – C’est trop d’honneur, monsieur, que vous me faites. Je vais quérir votre affaire. – Ne voulez-vous point, un de ces jours, venir voir le ballet de la comédie que l’on fait chez le roi ? » Ne sommes-nous pas en pleine actualité luxembourgeoise où le bon peuple n’est que trop content de se faire plumer pour payer les ballets, comédies et autres mariages grand-ducaux ? Mais après tout, n’y a-t-il pas plus de panache pour un bourgeois de vouloir s’élever de sa mesquine condition de marchand et d’épicier que pour un couple de souverains de s’abaisser à un nouveau style pour faire peuple ?
Voilà la leçon qu’un époustouflant Pascal Rénéric en Monsieur Jourdain nous asséna l’autre soir. Et cet homme faisait de la prose comme sa Majesté le Bébé découvre le monde : avec enthousiasme et étonnement, avec une curiosité jamais démentie et aussi, il est vrai, une naïveté sans bornes. L’enfant devient adulte en jouant et en rêvant. En cela, il est l’acteur du théâtre de sa vie, pour le dire avec le pseudo-Aristote du Problème XXX qui constate que l’artiste, qu’il soit acteur, peintre ou musicien, est avant tout un joueur, un mome, un mime qui imite. Nous avons donc fort logiquement assisté à un extraordinaire Schauspiel, Singspiel, Lustspiel, comme vous voulez, qui illustra à merveille la thèse que Freud développa dans Le roman familial du névrosé : l’enfant, nécessairement, s’invente dans ses rêves et ses jeux une famille de substitution, une famille d’opérette de rois et de princesses. Comme Picasso, qui a mis 80 ans pour peindre comme un enfant, Monsieur Jourdain a découvert sur le tard le langage, c’est-à-dire la joie et la jouissance de prononcer des consonnes et des voyelles, donc de faire de la poésie et de la prose. Et l’infans devint enfant !

Yvan
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