Fonds de Kirchberg

Tour B tourmentée

d'Lëtzebuerger Land du 08.01.2009

François Bausch n’en démord pas. En 2003 déjà, il avait contribué à un débat politique autour des agissements financiers du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg (Fuak), alors encore sous la présidence de Fernand Pesch. Le député vert, président de son groupe parlementaire, avait à l’époque été rapporteur, pour le compte de la Commission de contrôle de l’exécution budgétaire, du Rapport spécial sur les établissements publics soumis à un contrôle 2000 dressé par la Cour des comptes (d’Land, 26/03). La polémique avait pris une dimension hautement politique sur le manque de rigueur de la gestion financière, les interprétations assez libérales de la législation sur l’article 99 de la Constitution imposant le vote d’une loi pour tout engagement de plus de 7,5 millions d’euros et la question si oui ou non le Fuak devait être soumis aux contrôles de la Cour des comptes et de son relais à la Chambre des députés. L’ampleur du débat politico-politicien n’était certainement pas innocente au coup d’éclat de la démission du principal visé de ces critiques, l’administrateur général du ministère des Travaux publics et entre autres président du comité directeur du Fuak de tous ses mandats, en 2004. 

Mais même retraité, Fernand Pesch agace encore. Car voilà, deux ans et une législature plus tard, François Bausch n’a toujours pas les réponses à toutes ses questions concernant les points de détail dans l’analyse des méthodes de fonctionnement du Fuak à l’époque Pesch. En ligne de mire : les transactions ayant entouré un terrain sur ce qui allait devenir la place de l’Europe, à l’entrée du Kirchberg, là où se trouvent actuellement la Philharmonie et les deux tours à gauche et à droite du boulevard Kennedy. En cause : la société qui a construit la Tour B, c’est celle de gauche, en remontant à partir du pont rouge.

Le coup d’envoi du nouvel examen du Fonds Kirchberg a probablement été l’annonce, en 2006, que Fernand Pesch rejoignait le conseil d’administration de la société privée de construction CLE. La société, constituée en 1970, est membre du groupe européen CFE, dont l’actionnaire de référence est Vinci ; elle a de multiples ramifications au Luxembourg et a travaillé ou travaille encore sur de grands chantiers comme la Banque européenne d’investissements, la Fortis-Banque générale au Kirchberg, le Mudam ou les Rives de Clausen. L’ancien fonctionnaire en est le président du conseil d’administration ; parmi les administrateurs, on retrouve actuellement aussi des hommes politiques comme John Schummer (ancien député DP) ou Lucien Thiel (député CSV). 

Pour Déi Gréng, ce passage d’un haut fonctionnaire retraité vers une société privée, emportant aussi bien son carnet d’adresses que son savoir intime des affaires de l’État, avait quelque chose de choquant. « L’ancien administrateur général du ministère des Travaux publics, aujourd’hui retraité, avait négocié en sa qualité de président du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg, des contrats avec la forme CLE – Quelle est la nature de ces contrats ? et Quelle en a été l’envergure financière ? » demandait illico François Bausch, en avril 2006, par voie de question parlementaire au ministre des Travaux publics. Et voulait en même temps savoir quelles étaient la nature et l’envergure des contrats que la même personne négociait alors, une fois passée la barrière, en tant que président de la société privée avec le Fuak. 

La réponse du ministre Claude Wiseler (CSV) se voulait précise sur le premier point et conciliante sur le deuxième. Mais ne donnait satisfaction ni à François Bausch, ni à la Commission de contrôle de l’exécution budgétaire. En gros, les questions qu’ils se posent est de savoir s’il y a eu conflit d’intérêts ou trafic d’influence et quelle est la nature des relations public-privé. 

La Tour B, construite, comme sa jumelle d’en face, au début des années 2000, selon les dessins de l’architecte espagnol Ricardo Bofill, qui avait conçu l’aménagement général de la place de l’Europe, et dont la réalisation était confiée à l’association CLE avec le bureau d’architecture Gubbini [&] Linster, était désormais au centre de l’intérêt des députés. Ils saisirent la Cour des comptes avec la demande d’y consacrer une étude détaillée. Or : pétard mouillé, en septembre 2007, une modeste publication de la Cour d’une quinzaine de pages en vient à la conclusion que « les transactions financières relatives à la location, la sous-location et l’acquisition du bâtiment Tour B n’a pas donné lieu à des constatations de la part de la Cour ». Mais cette conclusion un peu trop hâtive à leur goût ne donne pas satisfaction aux Verts. Ils commanditent alors, à leurs propres frais, une nouvelle étude, cette fois au cabinet d’audit Ernst [&] Young, dont les conclusions, moins positives, viennent d’être analysées par la commission parlementaire lors de sa réunion du 1er décembre dernier. 

En cause : essentiellement les conventions et marchés ayant eu lieu entre 1975 et 1998. En 1975, le Fuak conclut une convention avec ladite société (qui a changé plusieurs fois de forme et de nom dans le processus), lui cèdant 235 ares de terrain, qui seront rétrocédés en parcelles plus petites à l’État jusqu’en 1998. Selon Ernst [&] Young, la société en aurait tiré un profit, sans bouger un doigt, de quelque 750 000 euros – c’est le principal fait en cause dans ce dossier. Ce chiffre s’explique certes par l’augmentation de la valeur du terrain sur la place de l’Europe en vingt ans. En outre, les terrains ont été plusieurs fois réaffectés en cours de route, le plan d’aménagement de la place a changé jusqu’à ce que Ricardo Bofill dessine le projet final en 1996.

C’est alors que le principe de la construction des tours a été arrêté ; leur réalisation fut lancée quelques années plus tard. Elles le seront, toutes les deux, avec une garantie locative de l’État dès 2001. En 2002, le gouvernement signe un contrat de bail pour les deux tours, pour y installer provisoirement les services du Parlement européen, en attendant que ses nouveaux bâtiments, notamment le Héichhaus, soient rénovés et agrandis. En 2003, le parlement adopte une loi auto-risant la location avec option d’achat des deux tours pour un montant ne dépassant pas 91 millions d’euros ; l’acte de vente est signé en 2006. 

Le rapport Ernst [&] Young vient aussi à la conclusion que le prix de location facturé au Parlement européen se situe en-dessous de sa valeur de marché, et de terminer : « Ob und inwieweit der Staat eine Verpflichtung zur Bereitstellung adäquater Büroflächen für die Europäischen Institutionen hat, konnte nicht nachvollzogen werden ». Mais cette question hautement politique, dans le cadre de la stratégie de défense du siège européen poursuivie par le gouvernement luxembourgeois, n’est pas contestée à la Chambre des députés, même si les membres de la Commission de contrôle de l’exécution budgétaire souhaiteraient en savoir plus de la part du gouvernement lors d’une prochaine réunion. 

Par contre, il y a eu un large consensus, lors de la réunion du 1er décembre, sur la nécessité de poursuivre l’enquête sur deux points. Première-ment : qu’en est-il des opérations immobilières concernant la Tour B plus ou moins obscures, entre 1975 et 1998 notamment, pour lesquelles aucune pièce n’a pu être trouvée ? Et deuxièmement : ne faudrait-il pas statuer un exemple de ce cas d’un haut fonctionnaire qui a changé si facilement de bord pour rejoindre le marché privé afin d’établir enfin ce code de déontologie pour hauts fonctionnaires, et, à moyen terme, aussi des mandataires politiques, promis depuis au moins trois ans par aussi bien le ministre de la Fonction publique Claude Wiseler (CSV) que par le Premier ministre lui-même ? 

Les députés de la commission parlementaire ont formulé plusieurs questions précises sur les deux thèmes, que le président de la Chambre des députés, Lucien Weiler (CSV) a transmis au Premier ministre le 19 décembre 2008, y joignant le rapport de Ernst [&] Young. 

Plusieurs années après les faits, alors que le principal accusé est parti à la retraite depuis cinq ans et que le responsable politique au ministère des Travaux publics a changé plusieurs fois déjà, n’est-il pas un peu tard pour une telle enquête ? « Ce que je veux, dit François Bausch, qui est le rapporteur du dossier, c’est premièrement qu’on conclue sur la période de 1975 à 1998, et, le cas échéant, qu’on arrête qu’il n’y a pas de pièces et que le fonctionnement du Fuak à cette époque n’était pas transparent. Et deuxièmement, qu’on en arrive enfin à ce que les fonctionnaires soient soumis à un code de conduite, comme il en existe un peu partout à l’étranger désormais. »

À ses yeux, il est inadmissible qu’un fonctionnaire retraité ou ayant démissionné, puisse rejoindre une entreprise privée, au moins durant plusieurs années, ou que les hauts fonctionnaires cumulent les fonctions d’administrateurs dans toutes sortes d’établissements jusqu’à n’en plus savoir quel rôle jouer. Sur ce point aussi, il y a désormais un large consensus au sein de la commission qu’il devient urgent de légiférer. Le projet de texte du gouvernement allant dans ce sens, promis pour 2008, n’a toujours pas été présenté. 

josée hansen
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