Musée de la Forteresse

Murphy’s Law

d'Lëtzebuerger Land vom 13.03.2008

Scandale ? Quel scandale ? Du haut de ses 42 ans et de sa connaissance de 2 000 ans d’histoire de la civilisation chrétienne, Patrick Donde­linger, théologien et spécialiste de Bernadette Soubirous (d’Land du 29.02.08), celle qui a vu la Vierge à Lourdes, est imperturbable. Interrogé mardi soir par RTL Tele Lëtzebuerg sur les activités de cette Arlésienne qu’est le Musée Dräi Eechelen (trois glands), aka Musée de la forteresse, le chargé de direction ne voit aucune irrégularité. Les neuf personnes employées au fort Thüngen auraient fort à faire à mettre en place une nouvelle administration, superviser le chantier, faire fonctionner le bâtiment, monter une collection, préparer l’exposition in­augurale et l’ouverture… Il n’y aurait pas vraiment à le contredire, il n’a été nommé à ce poste que le 1er mars 2007 – si cette triste histoire de ce musée que personne ne semble vouloir ne remontait pas à plus de dix ans.

Flash-back 

Pour comprendre le chaos que constate, entre incrédulité et amertume, la Cour des comptes dans son très attendu Rapport spécial sur le Musée de la forteresse1 présenté lundi à la Commission de contrôle de l’exécution budgétaire, il faut remonter à l’origine du projet, les discussions du début des années 1990 qui entourèrent la construction d’un musée d’art moderne sur le réduit du fort Thüngen. Très vite, il s’avéra que l’opposition et le pouvoir de nuire des Amis de la forteresse et autres Stoppt de Bagger ! étaient trop grands, dénonciations auprès de l’Unesco comprises, que le prix de leur silence était une offrande : la réduction de l’envergure initiale du projet Pei et ce projet de musée historique sur la forteresse dans l’enceinte reconstruire par l’architecte d’intérieur Jean-Michel Wilmotte. Un peu comme la médecine palliative et l’euthanasie sont liées dans le débat politique actuel – avaler la couleuvre pour avoir le projet désiré – les deux musées furent discutés, votés et publiés simultanément. 

Sauf que le Musée d’art moderne, qui allait devenir le Mudam sous la direction de la sémillante Marie-Claude Beaud, en place depuis 2000, a développé une activité rhizomique bien avant son ouverture en été 2006. La construction du bâtiment, retardée par une avalanche de procès contestant la légalité des marchés publics des pierres de parement, avait semblé scandaleusement long à tout observateur un tant soit peu intéressé. Or voilà, le bâtiment voisin est achevé depuis 2001 et fut même utilisé à plus de quarante reprises, pour un loyer ridicule de entre 20 (!) et 250 euros par jour (p.26), alors qu’il a déjà coûté près de 400 000 euros de frais de fonctionnement, on pouvait y assister à quelque visite guidée ou concert dans le cadre de la Nuit des musées, mais sinon : calme plat.

Écuries d’Augias 

La secrétaire d’État à la Culture, Octavie Modert (CSV), est moyennement amusée par le fait qu’elle doive se défendre de la gestion de ce projet, face caméra qui plus est. Parce que son ministère est, depuis maintenant trois ans, en train d’essayer de nettoyer les écuries d’Augias découvertes lors de la passation des pouvoirs au Service des sites et monuments nationaux (SSMN), auquel le Musée de la forteresse est attaché. La lecture des dix pages de réponses du ministère au rapport de la Cour des comptes est au moins aussi édifiante. 

Car la genèse de ce musée représente comme peu d’autres projets le système D comme débrouille pratiqué par le directeur historique du SSMN, Georges Calteux. Self-made man enthousiaste, il avait monté le service et gérait tous les dossiers avec une bonhomie de boyscout, sans qu’aucune procédure claire n’ait jamais été mise en place. Mais il était incontournable, à tel point qu’il fut même rappelé de la retraite pour trois ans, par la ministre Erna Hennicot-Schoepges (CSV), entre 2001 et 2004 pour assurer la direction faisant fonction du SSMN. On l’imagine en effet aisément avoir bidouillé sur sa table de cuisine le concept pour ce musée qui lui tint tellement à cœur. La Cour des comptes ne peut que constater les dégâts : rallonge budgétaire de plus de quatorze millions d’euros adoptée en 2003, cinq ans après la première loi de 1997 ayant autorisé un engagement financier de 16,5 millions – sans qu’aucun concept pour le contenu n’existe. Aujourd’hui, cet argent est quasi entièrement dépensé, alors que le concept muséographique ne semble toujours pas clair à l’autorité de contrôle – en fait, Octavie Modert l’avait brièvement présenté à la commission parlementaire de la Culture et à la presse début août 2007 (d’Land du 03.08.07). 

Plus grave encore, ni la Cour des comptes, ni le ministère de la Culture, ni le contrôleur financier ou encore l’Inspection générale des finances, personne ne peut dire à l’heure actuelle quel sera le bilan financier final des travaux et des multiples concepts, groupes de travail et autres comités scientifiques, car toutes les factures n’ont pas été retrouvées, et les livres ne sont pas tous aux mêmes normes comptables. Des audits financier et administratif externes ordonnés par le ministère doivent venir compléter ces informations.

Bateau ivre 

Outre la seule gestion des deniers publics, la Cour des comptes s’est également penchée sur la gestion administrative du musée. Et cons­tate un manque de suivi de l’organigramme, assez complexe, mis en place par les différentes lois. Et relève que, si « dès le début, le ministère n’a exercé qu’un contrôle vertical limité sur le Service (SSMN, ndlr.) et il a manqué de veiller à la mise en place de dispositifs de contrôle par l’ancien directeur (…) », mais que « depuis 2006 (…) le ministère a fait volte-face en prenant lui-même le projet en main ». C’est à cette époque qu’a été mise en place une commission d’accompagnement du SSMN (règlement grand-ducal du 5 novembre 2006), « afin de remédier aux faiblesses organisationnelles et de gestion » et « vu les déficiences inhérentes e.a. au dossier du musée » (p.34). 

C’est parce que la directrice du SSMN, Christiane Steinmetzer, qui a succédé à Georges Calteux, a affirmé, en février 2007, devant cette commission d’accompagnement que le Musée de la forteresse n’était « pas sa première priorité » que Patrick Dondelinger, jusqu’alors conservateur du SSMN, a été nommé chargé de direction un mois plus tard – afin de responsabiliser quelqu’un.

Tous responsables, mais pas coupables 

Même une fois les comptes assainis et les structures administratives mises en place, suite notamment à ce Rapport spécial, particulièrement virulent pour les habitudes de la Cour, deux grandes questions demeurent. D’une part, celle de la responsabilité politique de ce désastre. Les députés de la Commission de contrôle de l’exécution budgétaire veulent entendre les administrations et la secrétaire d’État, mais ceux-là ont également hérité du dossier. Or, cette question des responsabilités implique aussi des conséquences politiques. Michel Wolter, le président du groupe parlementaire du CSV, laissa déjà entendre lundi que le ministère de la Culture a à se poser de sérieuses questions sur sa manière de gérer les projets. On ne peut que craindre une mise sous tutelle, du moins politique, de toute l’action cul­turelle du gouvernement à l’avenir.D’autre part, la vraie, grande question, après la tempête politique, est philosophique, voire idéologique et concerne non seulement le bien-fondé, mais aussi le contenu de ce musée. Après de multiples changements d’équipes plus ou moins scientifiques et sérieuses, impliquant aussi des réorientations stratégiques, le concept muséologique sera désormais établi en collaboration avec l’équipe d’historiens de Michel Margue, doyen de la facultés des sciences humaines de l’Université du Luxembourg. À côté des incontournables volets sur l’histoire de la forteresse et son impact sur la vie dans la cité, ils travaillent aussi sur la question identitaire, sujet délicat s’il en est. La prochaine peau de banane est déjà en vue.

1 Le rapport peut être téléchargé sous www.cour-des-comptes.lu

josée hansen
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