Projets d'infrastructure

Immobilisme

d'Lëtzebuerger Land du 05.02.2009

Petit état des lieux. Dans les locaux – inappropriés – de l’ancien athénée, dans lesquels la Bibliothèque nationale a emménagé en 1973, les cartons à bananes pleins de livres s’empilent et les piles s’enchaînent. Entre ces tours improbables à la statique provisoire, des collaborateurs se battent au quotidien afin de garder un peu de place pour faire leurs travaux de gestion et de suivi des réserves. À Bertrange, dans le hangar dans lequel la BNL a installé une partie de ses stockages, ceux qui ont dû quitter le bâtiment Robert Wagner au Kirchberg début 2008, il y a eu un dégât des eaux, donc la moitié des mille mètres carrés a été vidée, les livres transférés dans un stockage provisoire pour pouvoir effectuer les travaux. L’annexe du boulevard Prince Henri, désormais jugée trop chère par la commission des loyers de l’État, devra être abandonnée dès que le bâtiment de Bertrange sera réaménagé. À cela s’ajoute une troisième annexe, dans l’ancien bâtiment Eurocontrol au Kirchberg, dans laquelle la BNL loue des stockages et des bureaux pour une partie de son personnel. 

« Le stockage est un problème tragique ! » résume la directrice de la BNL, Monique Kieffer, de moins en moins patiente. Même les députés l’ont constaté à plusieurs reprises lors de visites de la commission parlementaire en charge de la Culture au cours des dix dernières années, et une dernière fois en 2006. Ils ont écrit des rapports alarmants, des questions parlementaires urgentes et organisé des débats publics, dont le dernier remonte à octobre 2008, une initiative du président du groupe socialiste, Ben Fayot. Les gouvernements successifs sont d’accord sur l’urgence, mais rien ne bouge vraiment. Une loi votée en 1998 prévoyait même la construction d’une annexe de l’actuel bâtiment au Kirchberg, loi que la majorité CSV-DP a annulée en 2002. Elle organisa alors un concours d’architecture pour un nouveau bâtiment, devant être aménagé dans le bâtiment Schuman datant des années 1970, place de l’Europe, concours remporté en 2003 par le bureau allemand Bolles [&] Wilson. 

2004 : un nouveau gouvernement sort des urnes, CSV-LSAP cette fois, et rebelote : on arrête tout pour repenser le concept, le projet devra être réduit en volume et surtout en budget (des 149 millions d’euros initiaux, on en est aujourd’hui à 120 millions). Et puis finalement, non, le bâtiment actuel ne sera plus gardé, trop cher et trop rigide. La ministre des Travaux publics et de la Culture de 1999 à 2004, Erna Hennicot-Schoepges (CSV) avoua récemment dans un entretien au Land (supplément Élections, du 12 décembre 2008), que son plus grand regret en politique était le fait qu’elle n’ait pu mener à bien ce projet de la BNL au Kirchberg. « Les travaux de planification d’une nouvelle Biblio­thè­que nationale avec bibliothèque universitaire seront poursuivis, » lit-on dans le programme gouvernemental de 2004. Mais depuis, rien n’a bougé place de l’Europe. La culture ne fait plus partie des priorités du gouvernement Juncker/Asselborn, qui veut surtout construire des écoles, des infrastructures sociales ou sanitaires et faire avancer les chantiers européens. 

Or, l’un des principaux blocages dans le dossier BNL est lié au siège européen. Car le bâtiment Schuman est occupé par le secrétariat général du Parlement européen. Les deux nouvelles tours A et B devaient les accueillir provisoirement jusqu’à ce que leur nouveau bâtiment, l’extension du Konrad Adenauer (projet Kad ou Bak), soit prêt ; un concours d’architecture avait été organisé en 2003 pour cet immeuble. Or, en parallèle, les travaux d’extension du centre de conférences de la place de l’Europe s’éternisent, avec plusieurs modifications du programme et des budgets à rallonges. De façon à ce que ce sont finalement les anciens occupants du Héichhaus qui ont pris possession des deux nouvelles tours, comme la leur n’était plus qu’une carcasse sans façade cet hiver. 

Entre-temps, le programme du bâtiment Kad a également changé : la rue commerçante prévue au rez-de-chaussée a été supprimée pour des raisons de responsabilité – le Parlement européen, maître d’ouvrage, demandant au gouvernement luxembourgeois de l’exploiter, alors qu’en principe, le PE est devenu propriétaire de tout le site pour un euro symbolique ; or, le gouvernement ne voulait pas se faire promoteur immobilier –, plusieurs nouveaux aménagements, comme des parkings supplémentaires ou la demande de l’installation d’un système de chauffage géothermique ayant entraîné des adaptations conséquentes du projet, qui n’est toujours pas terminé. Dans le meilleur des cas, si les travaux pouvaient commencer fin 2009, début 2010, un déménagement vers 2014 serait faisable. Les travaux législatifs, puis ceux de la démolition du bâtiment Schuman et de la nouvelle construction mèneraient facilement le projet BNL au Kirchberg à l’horizon 2020. Une catastrophe. 

D’où la pression qui grandit, aussi bien à la bibliothèque elle-même que dans le milieu politique. Dans une motion adoptée à l’unanimité au parlement en octobre, après l’interpellation de Ben Fayot, les députés demandent au gouvernement de « faire avancer rapidement les travaux d’un projet de loi » pour la construction du bâtiment et d’« amener le Parlement européen à libérer rapidement le site du Bâtiment Schuman par le transfert de ses bureaux. » Le gouvernement a dû réagir. Il l’a fait en conseil des ministres le 19 décembre 2008, où le dossier a été discuté. Et le ministère des Affaires étrangères, responsable de la politique du siège, a été chargé d’entamer des négociations avec le secrétariat du PE pour qu’il accepte un déménagement provisoire – selon des sources bien informées, aucune proposition allant dans ce sens ne leur aurait été soumise jusqu’à présent. Un immeuble administratif, le « Président » près du Bricherhaff, en voie d’achèvement, serait d’ailleurs envisageable, plusieurs services du PE y aménageant de toute façon.

Si aucun accord ne pouvait être trouvé d’ici le 1er mars, le gouvernement cherchera un autre site pour la Bibliothèque nationale, qui se situera très certainement au Kirchberg, peut-être aussi près du Bricherhaff, à proximité de la Deutsche Bank, où des terrains sont devenus disponibles suite au réaménagement du boulevard.« Toutefois, souligne le ministre des Travaux publics, Claude Wiseler (CSV), nous privilégions toujours la première solution, celle de la place de l’Europe. » Et Octavie Modert (CSV), secrétaire d’État à la Culture, de lui faire écho dans cette approche. Tous les deux soulignent clairement que le siège de la BNL – qui s’appelle désormais Bibliothèque nationale et universitaire, BNU – restera dans la capitale. En clair : elle n’ira pas à Esch, près des deux facultés de l’Université du Luxembourg et sa Cité des sciences, comme le préconisent pourtant par exemple les bibliothécaires regroupés dans l’Albad asbl, selon lesquels il faut être près des principaux clients de la bibliothèque, que seraient désormais les étudiants. C’est la raison pour laquelle une bibliothèque de proximité, appelée « Maison du livre », sera implantée sur la terrasse des hauts-fourneaux, dans l’ancienne Möllerei. Le projet du bureau Hermann [&] Valentiny prévoit que le hall industriel soit complètement désossé pour abriter une surface utilisable de quelque 12 000 mètres carrés. Le projet de loi serait prêt à être déposé dans les prochains mois, selon Alex Fixmer, le directeur du Fonds Belval.

Tout comme l’est le texte de loi du projet adapté pour la construction de nouvelles Archives nationales, éga­lement à Belval. Le premier projet, sorti vainqueur d’un concours d’architectes en 2005, avait été avorté un an plus tard, pour des raisons de coût et de programmation (d’Land, 18 août 2006). Le même architecte, Paul Bretz, a été chargé de redimensionner son projet, notamment de prévoir moins de réserves de stockage. Un tout nouveau bâtiment, dans lequel les stockages descendront dans les sous-sols, pour une utilisation plus rationnelle de l’espace, a été élaboré en collaboration avec l’équipe des Archives. Leur directrice Josée Kirps affirme que ces nouveaux plans seront très prochainement soumis à la Commission d’analyse critique comprenant des représentants des ministères des Travaux publics et des Finan­ces, avant le dépôt du projet de loi.

Josée Kirps est donc désormais nettement plus optimiste quant à l’avenir de son institution que ne l’est sa collègue de la BNU, Monique Kieffer. Avec l’énergie du désespoir, elle s’est jetée dans la numérisation des catalogues et de certains documents, ten­te d’afficher une bibliothèque moderne avec quelques pots de peinture et des bouts de ficelle, en réaménageant une salle par-ci et en en redécorant une autre par-là. Dès sa nomination, on lui a promis que le nouveau bâtiment était prioritaire – c’était il y a dix ans. Pour réduire le budget du projet Kirchberg, elle a retravaillé le programme, supprimé des salles de réunion ou de conférence, réduit des surfaces, par exemple celle des rayons en accès libre (des 500 000 volumes initiaux à 400 000)... L’avant-projet de loi est prêt, elle attend le feu vert du gouvernement pour qu’il puisse être finalisé. « Mais nous n’avons pas de lobby, » regrette-t-elle. Ce qui est d’autant plus incompréhensible que le ministre des Travaux publics est un littéraire, docteur en lettres modernes de la Sorbonne et passionné de politique culturelle, comme il l’a prouvé du temps où il était député. Sur la question de la BNU toutefois, il se montre plutôt fataliste, dépendant du Parlement européen et préférant attendre un beau bâtiment place de l’Europe à une réalisation à la va-vite ailleurs.

Monique Kieffer a-t-elle une explication au manque de soutien politique à la cause du livre ? « En tant qu’historienne, j’ai un certain recul et j’estime que les Luxembourgeois sont un peuple pragmatique. Ils ont toujours eu une conception très utilitariste du savoir : ils apprennent ce qui leur servira pour trouver un emploi. Mais ils n’ont pas de soif innée du savoir. » Ce gouvernement pourtant a inscrit la promotion d’une société du savoir parmi ses priorités, dans le cadre du processus de Lisbonne. La valorisation de la production intellectuelle et l’accès démocratique à la source intarissable du savoir qu’est le livre ne semblent pas en faire partie. Mais peut-être que cette année électorale sera une nouvelle année-charnière pour les bibliothèques : les premiers programmes électoraux publiés inscrivent au moins le bâtiment de la BNU parmi leurs priorités de politique culturelle. 

josée hansen
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