Winterreise

Pas las sur la neige

d'Lëtzebuerger Land vom 29.01.2016

La nature a horreur du vide et l’homme a horreur du vide de sens. Et c’est ainsi qu’il ne peut faire autrement que d’en rajouter à la Winterreise de Franz Schubert, ce chef d’œuvre absolu d’un nihilisme tout aussi absolu. Et si nous avons été passablement irrité par la vanité et la gratuité des images d’un William Kentridge, nous avons plutôt aimé l’instrumentation de Hans Zender et nous étions donc curieux de découvrir cette adaptation dans la mise en scène de Jasmina Hadziahmetovic, dans laquelle le Liederkreis a pris de l’embonpoint et s’est fait opéra, même si les chants ne sont pas tous devenus des airs et si son Winterwonderland n’avait rien de merveilleux.

Le chef d’orchestre Robert Reimer tira de sa très virtuose et théâtrale Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken/Kaiserslautern des sons grinçants et glaçants qui, d’un dehors menaçant, firent irruption dans l’intérieur de la chambre du voyageur, tour à tour cachée et révélée par de blanches jalousies. Le ténor Julian Prégardien, qui s’est depuis longtemps fait un prénom, campa en plus ce soir-là un prodigieux acteur, tantôt mélancolique, tantôt maniaque, parfois apaisé, souvent délirant et halluciné dont les pas las le portaient du berceau à la tombe, cette ultime auberge qui rechigna pourtant à l’accueillir. On l’aura deviné, nous avons assisté à un spectacle aussi effrayant qu’attrayant, voire, et ce fut un comble, séduisant, à mille lieues de la pollution visuelle offerte récemment par Kentridge. Mais d’où venaient alors nos réserves ?

Du côté anecdotique peut-être de ce qui fut un bel divertissement et qui dramatisa inutilement un cycle où littéralement il ne se passe rien, sinon le trépas. Le fleuve sauvage ne dit pas adieu et ne console pas son voyageur comme le fit encore le ruisseau du meunier. Il est Styx, tout simplement, noyant et étouffant dans ses flots la nostalgie du néant. Point de désir déçu dans ce Voyage d’hiver comme dans La belle meunière, mais une simple Sehnsucht qui a perdu jusqu’au souvenir de son objet. La vie n’a pas de sens : « den Weg selbst muss ich mir weisen », et la girouette ridiculise le panneau indicateur qui devient une caricature, comme le dieu des intégristes. Le droit chemin se moque du froid chemin. La Winterreise est aux antipodes d’un voyage initiatique : le Wanderer est un errant bien plus qu’un Wotan échoué au bout de son chemin, et son Wanderstab est dérisoire là où la lance brisée est simplement pitoyable.

Et voilà que j’ai entre les mains le livre Wintertrip de Roland Harsch, blanc comme l’album des Beatles, blanc comme les neiges d’antan que cet ancien prof d’allemand détricote comme Heine a démystifié le sentimentalisme des romantiques. Ce n’est pas le pathos ni le désespoir qu’il célèbre dans son remake des poèmes de Müller, mais l’ironie et la dérision qui sont, après tout, le seul pied de nez possible à l’absurde de la condition humaine. Certes, les photos de Guy Mathay ont une fâcheuse tendance à imiter la surenchère d’un Kentridge, mais en de (trop) rares moments elles forment un amer et utile contrepoint aux textes de Müller et de Harsch comme dans le fameux Lindenbaum : « da steh ich nun / ich tor am brunnen / und such vergeblich nach der linde / in deren rinde / ich deinen namen eingeritzt / linda. »

Roland Harsch et Guy Mathay, Wintertrip ; Imprimerie Centrale, Luxembourg, 2015 ; ISBN 978-2-87978-188-4
Paul Rauchs
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